Aujourd’hui, 76% des professionnels des RH n’utilisent pas et ne souhaitent pas utiliser les outils d’IA. 54% d’entre eux pointent un manque de confiance dans la qualité du travail réalisé par l’IA. Ce sont les grands enseignements de l’enquête « L’intelligence artificielle et les Ressources Humaines en entreprise »*, réalisée par OpinionWay pour Kelio, éditeur et intégrateur de solutions informatiques. Analyse avec Eric Ruty, son dirigeant.
« Les professionnels RH ont la responsabilité de processus qui ne souffrent pas l’approximation ou « l’à-peu-près », comme par exemple la paie ou l’administration du personnel, explique à cet égard Eric Ruty, directeur général de Kelio. La gestion des processus RH nécessite des compétences techniques pointues mais aussi des compétences juridiques. Il ne suffit pas d’avoir la « connaissance » mais il faut maîtriser des « compétences » qui font appel à l’expérience professionnelle. Ce n’est pas la même chose et dans ce domaine, l’IA n’a aujourd’hui aucune légitimité. Les professionnels RH n’ont donc pas envie de mettre en jeu leur crédibilité et celle de leur entreprise, voire de prendre des risques qui peuvent avoir des impacts financiers et légaux très importants, tant que l’IA n’aura pas fait ses preuves. Enfin, les risques de fuites de données personnelles et donc d’infraction au RGPD sont réels, dès lors que l’on « nourrit » une IA sans précaution. Ils font donc preuve d’un principe de précaution que l’on peut aisément comprendre ».
Comme nombre de professionnels, les services RH ont déjà testé l’IA. « Ils constatent que pour écrire un projet de fiche de poste ou d’annonce, ça fonctionne bien, cela leur fait gagner du temps. Pour de l’analyse de données ou du juridique, c’est beaucoup plus complexe et incertain. D’ailleurs ChatGPT indique bien que les résultats fournis doivent être vérifiés, déclare le dirigeant de Kelio. La version gratuite de ChatGPT – ChatGPT3 – scanne le web jusqu’en septembre 2021 et la dernière version GPT4 Turbo, jusqu’en avril 2023, ce qui ne suffit pas dans un contexte d’évolution permanente du droit social et du droit du travail en France. D’autres IA en revanche sont connectées au web en temps réel ».
L’IA plus utilisée dans les grandes entreprises
A peine 9% des répondants déclarent utiliser les IA dans le cadre de leurs fonctions, principalement pour simplifier la gestion administrative comme la paie et les congés et pour optimiser le recrutement. Dans une moindre mesure, le recours à l’IA est jugé intéressant pour l’optimisation de la formation et de la planification stratégique. Ce sont surtout les grandes entreprises de plus de 250 salariés qui utilisent l’IA, avec 59% des responsables RH la trouvant particulièrement intéressante pour le recrutement.
« La différence d’intérêt pour l’IA entre les grandes entreprises et les petites pourrait s’expliquer par plusieurs facteurs. D’abord, les ressources. Les petites entreprises ont souvent des budgets plus serrés et moins de personnel spécialisé, ce qui rend l’adoption de nouvelles technologies comme l’IA plus difficile. Ensuite, il y a le manque de compétences techniques en interne, qui peut freiner la mise en œuvre de solutions d’IA efficaces, analyse Eric Ruty. De plus, pour une petite entreprise, l’impact de l’IA peut sembler moins immédiat ou moins évident, surtout si leurs processus actuels répondent déjà à leurs besoins. Il y a aussi des préoccupations importantes concernant la sécurité et la confidentialité des données. Et il ne faut pas sous-estimer la résistance au changement. Dans une petite structure, changer des méthodes de travail bien établies peut être vu comme risqué ou inutile ».
Aujourd’hui, seuls 46% des professionnels RH font confiance à l’IA pour rendre un travail de qualité. Et il existe une différence entre les DRH et leurs subordonnés, les RRH. Les DRH affichent un niveau de confiance beaucoup plus élevé : ils sont ainsi 62% à faire confiance à l’IA, soit un écart de 20 points avec les RRH. « Cela pourrait s’expliquer par leur position et leur rôle respectifs au sein de l’entreprise, estime Eric Ruty. Les DRH ont une vision plus stratégique et globale. Ils évaluent les technologies non seulement en fonction de leur efficacité mais aussi de leur impact potentiel sur l’ensemble de l’organisation. Cette perspective plus large les aide à voir les avantages à long terme de l’IA. De plus, ils sont souvent ceux qui prennent les décisions d’intégrer de nouvelles technologies, donc ils sont directement impliqués dans le choix et l’adaptation de ces outils, ce qui peut augmenter leur niveau de confiance. D’un autre côté, les RRH sont plus proches des opérations quotidiennes et interagissent directement avec les employés, poursuit-il. Ils sont souvent plus conscients des perturbations que l’introduction de l’IA peut causer sur le terrain. Leur préoccupation est de savoir comment ces outils affectent le travail quotidien et les relations humaines au sein de l’entreprise. Cela peut les rendre plus prudents et moins confiants dans l’adoption de l’IA par rapport aux DRH. Autre explication possible : celle de l’âge. De manière assez étonnante, les répondants de 50 ans et plus se disent plus confiants (55%) que les plus jeunes (41% chez les moins de 40 ans). Et l’on peut aisément supposer que les profil plus âgés sont plus représentés au sein des DRH ».
L’IA jugée particulièrement intéressante dans le recrutement et la gestion administrative
Parmi les freins que les DRH auront à lever pour convaincre leurs équipes des bénéfices de l’IA, on trouve l’incompatibilité des outils avec leurs procédures actuelles (41%) et le respect de la confidentialité et la sécurité des données personnelles (38%). Et même les responsables RH favorables à l’utilisation de l’IA se montrent inquiets concernant la sécurité des données (54%). Cette question est particulièrement sensible pour les responsables RH des entreprises de 100 à 249 salariés. 32% des répondants évoquent ensuite un manque de compétences et de formation spécifique, 29%, une forme de résistance au changement chez leurs collaborateurs, 22%, les coûts liés à l’implémentation d’outils dédiés et 21%, le manque de solutions adaptées à leurs besoins spécifiques.
Malgré tout, le recours à l’IA est jugé particulièrement intéressant dans deux domaines d’intervention majeurs des RH : le recrutement (41%) et la gestion administrative (45%). 87% des professionnels RH estiment que l’IA constituerait une aide précieuse dans la gestion du processus de recrutement et plus particulièrement dans sa phase préparatoire : rédaction de l’offre (57%), publication et diffusion des annonces (63%), traitement des candidatures reçues…
« Le recours à l’IA est plébiscité car il automatise la réalisation de tâches administratives et chronophages, tout en apportant la dose de personnalisation indispensable dans un processus tel que le recrutement. Le temps gagné est évident », affirme Eric Ruty. Cependant, les responsables RH sont formels : le contact humain reste incontournable à certaines étapes cruciales telles que la passation des entretiens, la sélection finale du candidat, la négociation avec le candidat retenu et l’intégration des nouveaux arrivants. Ainsi, 90% des RH n’envisagent pas de déléguer la passation des entretiens à une IA.
« Tout d’abord, les entretiens d’embauche requièrent une compréhension des nuances de la communication humaine – comme le langage non verbal, le ton de la voix, et les réactions spontanées – qui sont cruciaux pour évaluer non seulement les compétences techniques mais aussi l’adéquation personnelle et culturelle d’un candidat avec l’entreprise. Ces subtiles évaluations vont souvent au-delà de ce que l’IA peut actuellement offrir, note Eric Ruty. De plus, le recrutement est un processus profondément relationnel. Les interactions en personne durant les entretiens aident à établir un lien, à engager un dialogue, et à sentir comment le candidat pourrait s’intégrer dans l’équipe. C’est quelque chose que l’IA ne peut tout simplement pas reproduire ».
Le jugement humain encore souvent primordial
Eric Ruty met également en avant les considérations éthiques et de perception à prendre en compte. Les candidats pourraient se sentir dévalorisés si leur premier contact avec l’entreprise se fait via une IA plutôt qu’avec un humain, ce qui pourrait influencer négativement leur perception de la culture de l’entreprise. Enfin, les décisions de recrutement peuvent être très complexes, impliquant des jugements sur l’adéquation à long terme du candidat avec les objectifs de l’entreprise, chose que l’IA n’est pas encore capable de gérer aussi efficacement que l’humain. Pour toutes ces raisons, même avec l’avancée de la technologie, le rôle humain reste central dans les entretiens de recrutement ».
Par ailleurs, à peine 6% des répondants pourraient concevoir de confier à une IA la sélection finale des candidats et 8% la négociation avec ceux retenus pour les postes à pourvoir. « On peut supposer que cela s’explique principalement par la complexité et la subtilité de ces tâches, avance le directeur de Kelio. La sélection finale nécessite souvent un jugement humain aiguisé pour évaluer des aspects tels que l’adéquation culturelle et les traits de personnalité, qui sont difficiles à coder dans les algorithmes de l’IA. De plus, les négociations requièrent une approche personnalisée et empathique, essentielle pour répondre de manière appropriée aux attentes des candidats. Ces étapes cruciales du recrutement bénéficient fortement de l’intuition humaine et des interactions personnelles, ce qui explique la réticence à les automatiser complètement. A l’inverse, parmi ces professionnels RH intéressés par l’IA à ce stade, on retrouve plus souvent des entreprises du secteur industrie et BTP. Une des explications pourrait être celle du recrutement plus massif et donc plus systématique de professionnels intérimaires ».
* Sondage téléphonique réalisé auprès d’un échantillon de 301 responsables des ressources humaines (RRH/DRH) d’entreprises privées de 20 salariés et plus, du 21 février au 11 mars 2024. es résultats doivent être lus en tenant compte des marges d’incertitude : 2,5 à 5,6 points au plus pour un échantillon de 300 répondants.
Patricia Dreidemy