Le monde de l’expertise comptable échapperait-il à la disruption ? Probablement pas, si l’on considère, par exemple, les deux critères principaux qui déterminent le rythme et l’ampleur d’une disruption (par des algorithmes ou de l’intelligence artificielle) : le degré d’usage de la main pour exercer son métier et le degré de répétitivité des tâches. Une tribune de julien Ducray, Consultant Yooz et expert-comptable mémorialiste.
La profession comptable balayée par la vague numérique
Pour Philippe Gattet, directeur d’études du cabinet Xerfi, « Tous les ingrédients sont réunis pour que cette profession soit balayée par la vague technologique actuelle : la donnée est leur principal carburant et c’est un métier au sein duquel les process se normalisent à vitesse grand V, et où les échanges de données avec leurs clients ou avec les organismes sociaux se dématérialisent. Bref, la valeur est peu à peu captée par les fournisseurs de technologies. »
D’autant que le secteur de l’expertise-comptable reste économiquement attractif et puissant et peut attirer de nouveaux acteurs. Selon une étude du cabinet Xerfi, le chiffre d’affaires global, en France, progresse d’environ 3 % par an, avec 21 000 experts comptables et, au total, 130 000 emplois et deux millions d’entreprises clientes. En outre, plusieurs tendances contribuent à bouleverser le monde de l’expertise comptable :
– une libéralisation progressive, avec l’évolution de l’ordonnance de 1945 sur les conditions d’exercice de l’expertise comptable.
– une évolution des besoins des clients des experts-comptables vers davantage d’accessibilité, de réactivité et de simplicité.
– une industrialisation de la fonction, par exemple dans le cadre de centres de services partagés et de Business Process outsourcing, y compris offshore.
– une banalisation des technologies numériques, qui permet de se passer de plus en plus du papier.
– des évolutions réglementaires sur la dématérialisation des factures avec, à l’horizon 2020, l’extension de l’obligation aux micro-entreprises.
– un renouvellement des générations et des profils. Selon une étude du cabinet de chasseurs de têtes Hays « la recherche de profils comptables ouverts, curieux et « développeurs » s’installe. Les candidats issus d’écoles de commerce et d’ingénieurs sont ainsi prisés. »
– une transformation des modèles économiques, avec des offres low cost, proposées pour quelques dizaines d’euros par mois, et des services packagés en ligne.
Un métier qui se transforme : de plus en plus d’expertise et de moins en moins de comptabilité
Le titre du rapport annuel 2016 de l’ordre des experts-comptables résume bien l’évolution du métier : « Transformation ». Face à ces tendances, les experts-comptables se sont adaptés. D’abord, en se regroupant. Ensuite, en diversifiant leurs activités : la loi de 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques (dite loi Macron), a en effet ouvert officiellement la voie, avec un décloisonnement des missions comptables et de conseil : les experts-comptables peuvent ainsi proposer à leurs clients des missions à forte valeur ajoutée, concernant en particulier les systèmes d’information, l’évaluation, le diagnostic stratégique.
Enfin, en modernisant leurs outils et leurs processus, notamment avec la dématérialisation. Selon les analystes du cabinet Xerfi, « l’automatisation partielle de la plupart des tâches traditionnelles s’est logiquement imposée à tous les acteurs pour améliorer leur productivité et réallouer leurs ressources à des missions plus complexes qui ne peuvent pas être sous-traitées à des machines. C’est le cas des activités comptables de base (saisie comptable, fiches de paie, bilans annuels etc.) et des processus organisationnels (dématérialisation). Une partie du travail est même effectuée par le client grâce aux logiciels en mode SaaS-cloud. »
Avec, à la clé, des gains significatifs : une étude d’ISG estime que l’automatisation des processus réduit le volume de travail de 43 % en moyenne pour les processus order-to-cash (facturation, encaissement, crédit, recouvrement et tarification), de 41 % pour la comptabilité et de 34 % pour les processus de procure-to-pay. Le gain de temps s’observe également pour les clôtures comptables : d’après une étude de l’Institute of Management Accountants, la moitié des comptables estiment que consacrer moins de temps sur la clôture des comptes pourrait leur permettre de se concentrer sur des tâches plus stratégiques pour leur entreprise.
Les métiers d’expertise-comptable vont donc poursuivre leur transformation, déjà entamée. Nous verrons dans le prochain article quelles tendances ont marqué le passage de « l’expert-comptable 1.0 » vers « l’expert-comptable 3.0 » :
– le positionnement de la fonction,
– les outils et l’organisation,
– les compétences requises,
– la stratégie.
Le positionnement de la fonction : du back office à l’accompagnement des métiers
D’une fonction support, très centrée sur la collecte, l’organisation et la restitution de flux comptables, elle va se transformer par l’intégration de prestations à plus forte valeur ajoutée. L’expert-comptable, historiquement en retrait dans l’organisation, devient un élément clé de l’accompagnement des métiers, et pas seulement de la direction financière, avec un positionnement beaucoup plus proche des métiers du consulting. L’expert-comptable passe ainsi d’une image d’optimisateur (mission par ailleurs très utile…) à une image de chef d’orchestre qui a su communiquer et « marketer » sa fonction.
Les outils et l’organisation : du tableur au Cloud
L’ancien monde des experts-comptables se caractérisait par la prédominance de processus basés sur le papier, les tableurs ou des progiciels dédiés (en mode On Premise), dans une logique d’organisation des services comptabilité en silos, pour collecter/classer/traiter des données brutes. La transformation se matérialisera sous l’effet de deux éléments : d’une part l’évolution technologique, avec, en particulier, la dématérialisation des factures, le Cloud, l’automatisation, les algorithmes et l’intelligence artificielle. D’autre part, avec des organisations plus collaboratives qui fluidifient les processus et atténuent les inconvénients de l’existence de silos : l’expert-comptable se rapproche ainsi des métiers.
L’un des points importants de ce changement concerne le statut des données : leur traitement plutôt basique (l’ADN des métiers comptables) laisse de plus en plus la place à leur valorisation, rendue, entre autres, possible par les technologies de Business Intelligence ou d’analyse prédictive, voire d’intelligence artificielle, qui laisse également entrevoir des opportunités intéressantes.
Les compétences requises : de la technique au savoir-être
Les transformations du métier d’expert-comptable imposent une reconfiguration des compétences. Aux connaissances historiques (techniques, comptables, administratives, juridiques…) s’ajoutent des capacités d’ingénierie financière et des qualités de leadership. Celui-ci se développe selon trois phases : le savoir-faire est complété par le « faire savoir », lui-même parachevé par le « savoir être ».
La stratégie : de la consolidation au temps réel
A l’image de la valorisation des données, la simple consolidation des données s’enrichit des techniques de valorisation : l’expert-comptable devient proactif pour donner du sens aux données financières, ce qui rejoint son positionnement de conseil. La focalisation est donc moins sur les processus et davantage sur les métiers. Cela correspond d’ailleurs à l’évolution des approches comptables, du classique « record-to-report » vers le temps réel et le Continuous Accounting.
A l’heure où toutes les activités économiques sont de plus en plus basées sur les données, les voies d’enrichissement du métier d’expert-comptable sont donc multiples : par le conseil, l’accompagnement et la proximité avec les dirigeants, l’expertise data, l’évaluation de la conformité réglementaire, la spécialisation, le statut de tiers de confiance… Autrement dit, l’expert-comptable de demain saura manier les 3D indispensables à la valorisation de sa fonction : D comme data (au cœur de la performance des entreprises), D comme dématérialisation (pour capitaliser sur les technologies) et D comme décloisonnement (pour fluidifier les processus comptables et financiers).