AVIS D’EXPERT – Utilisant de plus en plus de solutions cloud, les entreprises ont tendance à oublier que les outils et les flux numériques sont loin d’être neutres sur le plan énergétique et environnemental. A l’heure où toute réduction de consommation d’énergie compte, la sobriété numérique devient un poste significatif du bilan carbone des entreprises et un volet à part entière de leur politique RSE.
Par Franck Garel, Chief Technology Officer chez Nomadia, qui propose des solutions SaaS pour les professionnels itinérants.
Le numérique a tellement été associé à l’idée de « dématérialisation » et le développement du cloud a tellement invisibilisé les infrastructures IT qu’il a fallu attendre 2018 et les chiffres publiés par le Shift Project (Rapport Lean ICT : pour une sobriété numérique) pour qu’un large public prenne conscience de l’impact environnemental du numérique à l’échelle mondiale. Sachant que l’énergie nécessaire à la production d’équipements et d’infrastructures numériques, ainsi qu’à leur fonctionnement, provient essentiellement des combustibles fossiles, le secteur numérique représente aujourd’hui environ 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. 4 %, cela peut paraître peu au regard des services obtenus en contrepartie et des émissions évitées dans d’autres secteurs, à ceci près que les émissions dues au numérique augmentent de 9 % par an, un rythme incompatible avec les objectifs de l’Accord de Paris.
En France, du fait d’une électricité majoritairement d’origine non fossile, le numérique ne représente que 2 % des émissions nationales de GES. Une vision en trompe l’œil si l’on tient compte des émissions importées, puisque l’essentiel des équipements numériques sont produits hors de l’Hexagone, avec de l’énergie principalement carbonée et des matériaux (plastiques, métaux) dont la production dépend directement des ressources fossiles. L’étude ADEME/Arcep sur l’évaluation de l’impact environnemental du numérique en France estime ainsi que le secteur du numérique compte pour 10% de la consommation électrique française, mais que les terminaux représentent à eux seuls 79 % de l’empreinte carbone du numérique à l’échelle nationale.
Un numérique pas du tout « immatériel »
Outre la consommation croissante d’électricité due à l’explosion des usages et aux puissants « effets rebond » qui accompagnent systématiquement les gains d’efficacité énergétique, la production des équipements (serveurs, ordinateurs, smartphones, équipements de réseaux, …) mobilise pour sa part non seulement des volumes croissants, mais aussi une gamme de plus en plus étendue de ressources minérales et métalliques. Or l’extraction de ces ressources, par essence non renouvelables, est de plus en plus énergivore et génératrice de déchets et de pollution, pour deux raisons :
- la baisse des concentrations des gisements exploités. Par exemple, dans les mines de cuivre considérées aujourd’hui comme les plus « riches », la teneur en cuivre n’est que de 0,2 %. Dans une mine « riche » en indium, il n’y a que 100 grammes d’indium par tonne de minerai (concentration de 0, 01 %). Quant à l’or, on exploite aujourd’hui des gisements dont la teneur est de 0,0001 %, soit 1 gramme d’or par tonne de minerai.
- le faible taux de recyclage, dû non seulement au manque d’organisation ou de développement des filières, mais aussi à la dispersion des matières et à la faible recyclabilité des alliages complexes utilisés dans le numérique. Par exemple, le taux de recyclage de l’indium, du gallium, du tantale et du germanium qu’on trouve dans les smartphones est actuellement inférieur à 1%.
En d’autres termes, bien en amont de l’utilisation du numérique, la dématérialisation qu’il est supposé apporter se traduit par des dépenses énergétiques phénoménales, une production de déchets tout aussi phénoménale et une déplétion avérée de certaines ressources indispensables à la poursuite de la transition numérique et à la décarbonation des activités humaines.
Comment devenir numériquement « sobre » ?
Face à ces constats, la seule réponse « durable » – c’est-à-dire permettant de concilier les bénéfices du numérique et les enjeux climatiques et environnementaux – est d’adopter une démarche de sobriété numérique. Si l’on reprend l’approche du Shift Project, la sobriété numérique à l’échelle individuelle consiste à « acheter les équipements les moins puissants possibles, les changer le moins souvent possible, et réduire les usages énergivores superflus ».
Ce qui paraît réalisable au niveau individuel, moyennant un peu de bonne volonté, est beaucoup plus compliqué au niveau des organisations, et d’autant plus pour les entreprises dont la performance économique et la compétitivité reposent de plus en plus sur la numérisation des processus et, donc, un usage intensif des technologies numériques (matériel et logiciel).
>> Comment déployer la sobriété numérique quand les usages les plus courants requièrent de plus en plus de puissance de calcul, de flux de données et de capacité de stockage ?
>> Comment opter délibérément pour la frugalité dans un environnement où tout pousse à renouveler fréquemment les parcs de machines, tant pour limiter les coûts de maintenance liés à des équipements devenus obsolètes que pour prendre en charge des applications toujours plus gourmandes ?
Des actions à la portée de toutes les entreprises
L’engagement de sobriété signé en octobre 2022 par les acteurs du numérique français ou opérant en France fournit des pistes d’action que toutes les entreprises peuvent s’approprier dès maintenant. Centrés sur la réduction des consommations d’énergie, les engagements pris par les signataires concernent notamment :
Le stockage et la gestion des données au sein de l’entreprise
- rationalisation du stockage des données et mise enplace des mécanismes de bonne hygiène de gestion des documentsélectroniques ;
- développement de versions allégées des sites internet etapplications ;
- choix de fournisseurs ayant souscrit au code de conduite européen de l’efficacité énergétique des datacenters ;
Les entreprises disposant de datacenters privés, s’engagent en outre à évaluer la possibilité d’augmenter la régulation de la température d’un à trois degrés dans les espaces d’hébergement.
Les postes de travail et la connectivité
Sachant que les équipements informatiques représentent 21 % de la consommation d’électricité de la partie bureau d’une entreprise et que 75 % des consommations du matériel informatique ont lieu en période d’inactivité, les entreprises doivent encourager leurs collaborateurs à :
- privilégier les réunions téléphoniques et en cas de visioconférence n’activer les caméras qu’en cas de besoin ;
- utiliser le wifi et désactiver les connectivités non utilisées surles appareils (par exemple le bluetooth) ;
- réduire la luminosité des écrans et éteindre les écrans supplémentaires lorsqu’ils ne sont pas nécessaires ;
- mettre en veille prolongée ou éteindre le poste de travail en cas d’absence ;
- recharger les batteries des appareils en dehors des pics de consommation ;
- ne pas maintenir l’équipement informatique en charge permanente.
Ces recommandations vont parfois à l’encontre d’habitudes qui se sont récemment installées dans la plupart des entreprises et sur lesquelles il n’est pas si facile de revenir. On pense en particulier à la visioconférence qui s’est substituée au téléphone depuis le covid. D’une utilité indiscutable dans les situations de télétravail et lorsqu’elle évite aux collaborateurs des déplacements « carbonés », la visio est superflue dans bien des cas… On pense aussi à la systématisation du deuxième écran. Plus grand que celui de l’ordinateur portable, il permet certes de travailler plus confortablement, mais fait incontestablement double emploi…
Ancrer ces nouvelles habitudes demande de sensibiliser les utilisateurs et de suivre l’évolution des consommations qui résulte de leurs efforts. Cela peut être fait de manière ludique, dans le cadre de la politique RSE de l’entreprise, par exemple sous forme de concours entre départements ou établissements d’une même entreprise.
Choisir les bons fournisseurs !
Aller plus loin dans la sobriété numérique, ne se limite pas pour une entreprise à réduire la consommation d’électricité directe de ses équipements numériques. Dans une approche globale, elle doit également prendre la mesure de l’impact environnemental de la production de ces équipements et, autant que possible, prolonger leur durée de vie. C’est dans cette optique qu’a été initiée la mise en place du Référentiel Environnemental du Numérique (REN) qui chiffre l’impact des principaux équipements numériques en termes d’énergie primaire, de consommation de matières et d’eau, et d’émission de CO2 – en phase de production et d’utilisation. C’est une première base en attendant l’étiquetage environnemental des produits numériques dont la généralisation devrait aider les entreprises à choisir leurs fournisseurs en connaissance de cause et à gérer leur parc de machines de manière plus responsable. Dans ce domaine, le levier d’action le plus accessible est de réduire la fréquence de renouvellement des équipements. A titre d’exemples, outre les économies de matières :
>> allonger la durée de vie des ordinateurs portables professionnels de 3 à 5 ans permet de réduire de 37 % les émissions de GES annuelles d’un parc de terminaux.
>> porter la durée de vie des smartphones professionnels de 2,5 à 3,5 ans réduit les émissions du parc de terminaux de 26 %.
>> passer de 20 % à 70 % de smartphones « pro-perso » dans le parc professionnel réduit également de 37 % les émissions de GES de ce parc.
Enfin, dans la mesure où un nombre croissant d’applications et de services utilisés dans les entreprises sont des solutions cloud délivrées en mode SaaS, la sobriété numérique passe aussi par le choix de fournisseurs et d’éditeurs vertueux, s’inscrivant eux-mêmes dans une démarche de sobriété numérique, tant au niveau de leurs choix d’infrastructures que de leurs techniques et pratiques en matière de développement.
Un bilan carbone complet prend en compte les émissions directes et indirectes d’une entreprise. Ces dernières sont constituées par les émissions des fournisseurs d’applications et de services numériques. En travaillant avec des acteurs numériques engagés, non seulement elles améliorent leur bilan carbone, mais elles augmentent également la probabilité d’être choisies par des clients soucieux de réduire leur impact énergétique et environnemental.
Franck Garel, Chief Technology Officer chez Nomadia