Dans un monde professionnel porteur d’inégalités de genre, les risques que comporte le travail à distance affectent plus les femmes que les hommes, selon une étude du centre Hubertine Auclert. Il émet ses recommandations à mettre en œuvre pour que les organisations de travail en mode hybride soient plus égalitaires.
Les responsables en direction générale ou ressources humaines avec qui nous avons échangé ne se posent en général même pas la question des inégalités de genre en matière de télétravail. Pourtant, le télétravail est producteur d’inégalités hommes – femmes. « Il a renforcé les stéréotypes de genre et augmenté la charge mentale des femmes, pouvant mener à l’épuisement », souligne Marie-Pierre Badré, présidente du centre Hubertine Auclert, centre francilien pour l’égalité femmes hommes. Il intervient dans un monde professionnel déjà très inégalitaire entre les femmes et les hommes (lire l’encadré ci-dessous), montre le rapport du centre Hubertine Auclert. Il montre aussi que les risques inhérents au télétravail touchent plus les femmes actives que leurs homologues masculins et les a plus invisibilisées. Publié en mars 2022 en partenariat avec la Région Ile-de-France, il compile de nombreuses données issues de différentes enquêtes avant, pendant et après la crise sanitaire.
Quadruplement des télétravailleurs en mars 2020
7 % des actifs pratiquaient en 2017 le télétravail régulier (3 %) ou occasionnel(4 %). 24,3 % des actifs français sont devenus télétravailleurs à l’occasion du confinement de mars 2020, dont 54 % de femmes. En 2020, 36 % des télétravailleuses ont été concernées par la hausse de la charge de travail, contre 29 % de leurs homologues masculins. 24 % ont vu leur temps de travail augmenter, contre 20 % chez les hommes.
Seule un quart des télétravailleuses a disposé d’une pièce dédiée au travail où elle pouvait s’isoler contre 41 % des hommes en moyenne en 2020. En outre, la plupart d’entre elles s’est retrouvée privé d’un équipement infomratique et numérique adaptée (à 52 % contre 42 % pour les hommes), beaucoup devant prendre à leur charge le coût de ce matériel. Faute de moyens ergonomiques adaptés, la moitié des télétravailleuses ont souffert de douleurs musculo-squelettiques contre 35 % des télétravailleurs. 40 % se sont plaintes d’une anxiété habituelle (29 % des hommes). Combinés, ces facteurs ont placé plus de 20 % des femmes en télétravail en situation de forte détresse (14 % des hommes).
1/4 des télétravailleuses
a disposé d’une pièce dédiée
au travail
Parentalité, travail et loisirs
87 % des femmes contre 76 % des hommes ont dû en 2020 faire face à la double contrainte de télétravailler et de s’occuper de leurs enfants. 43 % des mères et 26 % des pères d’enfants de moins de 16 ans ont passé plus de 4 heures supplémentaires par jour à s’en occuper. Le temps économisé sur le transport est alloué en majorité par les femmes à la parentalité, tandis que les hommes s’autorisent à consacrer encore plus de temps à leur travail ou aux loisirs. En 2021, les femmes ont 20 % de chances de plus que les hommes à subir des reproches de leurs proches. Elles ont été 1,4 fois plus nombreuses que les hommes à se sentir coupables de ne pas avoir été assez disponibles pour leurs enfants.
Hyper-connectivité et cybersexisme
Les risques d’hyper-connectivité touchent un peu plus les femmes : elles sont 67 % (63 % des hommes) en 2021 à déclarer devoir répondre directement aux sollicitations. En 2020, elles ont été 23 % à déclarer leur droit à la déconnexion en 2020, contre 20 % des hommes. Des constats à mettre en lien avec une suspicion de leur hiérarchie que les femmes profiteraient du télétravail pour moins travailler.
En 2021, 45 % des télétravailleuses ont subi du harcèlement sexuel en ligne (messages à caractère sexuel, cyberharcèlement), et 35 % ont vécu un épisode sexiste au moins une fois à l’occasion de réunions de travail virtuelles, ayant notamment attrait à leur tenue. « La distance déshinibe les harceleurs qui ont de nouveaux canaux numériques d’agression », remarque Marie-Pierre Badré.
Ainsi, le télétravail « dégradé » en période de crise a mis en lumière le caractère potentiellement inégalitaire du télétravail. Cela interroge sur les conditions nécessaires à réunir pour limiter les risques.
45 % des télétravailleuses
ont subi du harcèlement
sexuel en ligne
90 % des télétravailleurs veulent continuer
Plus de 90 % des personnes ayant télétravaillé désirent continuer. En apportant notamment plus d’autonomie et de souplesse, le télétravail peut agir en faveur d’une mixité des métiers élargie, d’une plus grande insertion professionnelle et d’une reconfiguration de l’accès aux postes à responsabilités, notamment pour les femmes les moins mobiles, particulièrement en milieu rural.
Le travail hybride équilibrant travail sur site et à distance comme modalité courante d’organisation soulève une inégalité potentielle entre personne travaillant sur site et à distance. Le ou la salariée en présentiel est visible, disponible directement, peut participer à des réunions spontanées ou aux échanges informels. Le télétravailleur peut être perçu comme moins engagé, avoir plus difficilement accès aux échanges d’informations avec ses collègues et sa hiérarchie. Les impacts sur l’évolution de carrière doivent être anticipés, les femmes risquant à nouveau de se retrouver pénalisées.
Des mesures pour un travail hybride égalitaire
L’économiste Rachel Silvera a déploré lors de la remise du rapport à la Région Ile-de-France, que « les accords comportent généralement de beaux principes mais pas d’engagement chiffré. Il faudrait comparer tous les six mois l’évolution de carrière des personnes travaillant en présentiel et celles qui travaillent en distanciel ». Les recommandations du centre Hubertine Auclert aux organisations privées et publiques sont les suivantes :
– intégrer l’égalité professionnelle dans la négociation collective, dans les accords sur le télétravail et dans la méthodologie de chaque action ou projet ;
– innover dans les formes de dialogue social et professionnel en mode hybride et faire du télétravail égalitaire un objet de dialogue social ;
– intégrer dans le document unique d’évaluation des risques professionnels les situations de télétravail et de travail hybride ;
– développer des mesures de prévention des violences sexistes et sexuelles (VSS) liées au travail hybride ;
– maintenir des moments et des espaces dédiés aux échanges et à la libre expression afin de générer cohésion, sens et reconnaissance et favoriser la circulation d’informations ;
– construire un cadre de télétravail adaptable aux situations des femmes et des hommes ;
– veiller à l’inclusion numérique et l’égalité d’accès aux équipements et technologies ;
– assurer une multi-spatialité choisie et non subie (lieu de travail, domicile, espace de coworking) ;
– porter un soin particulier aux populations les plus à risque en télétravail exceptionnel ;
– accompagner et former le management pour qu’il soit exemplaire face aux inégalités de genre et aux VSS et pour manager à distance ;
– soutenir le collectif de travail et l’inclusion en organisation de travail hybride ;
– se doter d’indicateurs genrés pour comprendre l’utilisation du télétravail et systématiser l’articulation du genre et des situations de télétravail dans la production des données ;
– encourager les accords ou plans d’action de branche pour un télétravail égalitaire ;
– instaurer des incitations financières pour les organisations privées et publiques pour renforcer les bonnes conditions de télétravail.
Mise en œuvre transversale et changement de culture managériale
Ainsi, la mise en œuvre d’un télétravail véritablement égalitaire et porteur de progrès nécessite une démarche systémique et transversale impliquant les directions, les acteurs du dialogue social, de la santé au travail, le management intermédiaire et les collectifs de travail. Il est recommandé de mettre en place des démarches de sensibilisation, de formation et d’accompagnement, pour changer la culture du management en entreprise et dans la fonction publique. « La prévention et la sensibilisation sont deux clefs de la lutte contre les discriminations », conclut Charlotte Baelde, conseillère régionale et déléguée spéciale à l’Égalité femme- homme à la Région Ile-de-France.
Christine Calais