L’obligation, dès l’été 2024, de facturation électronique dans les échanges entre entreprises assujetties à la TVA s’appuie sur un dispositif dans lequel des plateformes privées auront pour mission de soulager l’État afin d’assurer le bon traitement des flux. Avant même d’être officiellement connus, ces prestataires bâtissent en toute discrétion les services qui attireront le plus d’entreprises. Aperçu des mécanismes en jeu, des défis à relever et des questions en suspens.
Dans un an et demi les grandes entreprises n’échapperont pas à l’e-invoicing, pas plus que les ETI en 2025 ni les TPE PME en 2026. C’est un tournant majeur. L’Etat veut enrayer la fraude à la TVA, estimée à environ 23 milliards en France par l’Insee, mais aussi accélérer la transformation numérique des entreprises, avec à la clé des économies sur le traitement des factures, une simplification des procédures et l’abandon du papier. Sur les 2,5 milliards de factures échangées chaque année, une toute petite portion transite vers Chorus Pro, le portail déployé en 2020 par l’AIFE (Agence pour l’informatique financière de l’Etat) pour répondre à l’obligation de dématérialisation des factures pour toute entreprise fournissant les administrations publiques : en 2021, la plateforme a traité 68 millions de factures. Or, toutes typologies confondues, on estime que seulement 25 à 30 % des entreprises françaises ont aujourd’hui adopté l’e-invoicing. Le volume de factures attendu entre 2024 et 2026 et par la suite sera donc trop important pour être absorbé par Chorus Pro. Pour pallier ces écueils structurels et organisationnels, il a été décidé de mettre en œuvre des PDP ou plateforme de dématérialisation partenaire, tout en musclant les infras de l’Etat avec un PPF, portail public de facturation, seule structure habilitée à transmettre directement les documents dématérialisés à l’administration fiscale, et qui devrait s’appuyer sur le socle de la plateforme Chorus Pro. Les deux dispositifs seront renforcés par des OD ou opérateurs de dématérialisation, des experts de la dématérialisation des factures.
PDP et PPF seront renforcés
Une PDP aura des obligations règlementaires, notamment celle de contrôler en amont la présence des mentions obligatoires que les factures doivent comporter, d’extraire ces données puis de les transmettre au PPF, tout en réalisant l’échange des factures d’une entreprise à l’autre dans le respect du cycle de vie des documents. L’OD n’aura aucune obligation réglementaire mais ne possédera pas la certification lui permettant de transmettre et recevoir directement les factures. Aux côtés de l’Etat, cohabiteront deux types d’acteurs privés, les uns certifiés, les autres non. Ainsi les factures émises et reçues atterriront-elles chez la DGFIP selon un modèle de transfert dit “en Y”. A Partir du 1er juillet 2024, les grandes entreprises passeront par une ou plusieurs plateformes partenaires pour transmettre leurs factures, ou pourront choisir de les confier au PPF.
Toutefois, à cette même date, toutes les entreprises seront tenues de recevoir les factures dans leur format électronique. Une PME travaillant par exemple pour un fleuron du CAC 40 sera donc elle aussi concernée par le démarrage de la réforme. La nouvelle réglementation n’est pas au niveau européen une première. En s’appuyant sur une organisation différente, l’Italie connaît depuis 2019 une évolution de son système de facturation, la Pologne s’est elle aussi mise aussi à l’e-invoicing en 2022… L’enjeu du contrôle de la TVA touche tous les pays européens, et l’un des grands chantiers à suivre sera certainement l’harmonisation des organisations mises en place par les membres de l’UE.
La perspective de devenir une PDP aiguise les appétits
En France, la perspective de devenir une PDP aiguise les appétits car l’usage des services de la plateforme sera payant. À l’inverse, le PPF sera gratuit mais présentera a priori un minimum de fonctions. Les ténors du marché français de la facture se positionnent et accompagnent leurs clients dans l’adoption des nouveaux dispositifs, tout en se préparant à accueillir une vague conséquente de nouveaux arrivants en quête d’un prestataire. Pour devenir une PPD, des conditions sont à remplir.
« Les prérequis pour faire une demande d’immatriculation auprès de la DGFIP, les obligations techniques et le périmètre de l’audit de conformité sont autant d’éléments désormais connus puisqu’ils ont été publiés au JO du 7 octobre 2022 dans un décret et un arrêté qui fixent tous les contours de la réforme. La liste des futurs PDP ne commencera à être officiellement connue qu’au printemps 2023, au moment de l’ouverture des services d’immatriculation. L’administration fiscale va examiner pendant un délai maximal de deux mois chaque candidature, puis les prestataires retenus seront enregistrés dans un annuaire centralisé et auront un an pour fournir un audit de conformité. Pour notre part, la procédure de candidature est lancée, nos clients savent que nous sommes déjà en ordre de marche pour devenir PDP », explique Carine Alloul, compliance manager chez SY by Cegedim.
ISO 27001 et SecNumCloud, deux prérequis
Ouvert à toutes les sociétés immatriculées en Europe, le parcours vers la qualification PDP est balisé. Le candidat doit respecter les dispositions du RGPD en matière de protection de données à caractère personnel, mais surtout s’appuyer sur un SI certifié ISO 27001 lorsqu’il met en œuvre son propre hébergement des données, ou alors faire appel à un hébergeur SecNumCloud. L’objectif est de garantir une sécurité des échanges entre le PDP et le PPF, et une confidentialité des informations. « Les audits ne commenceront qu’à partir de janvier 2024, ce qui laissera une période très courte aux entreprises pour choisir une future PDP simplement en se basant sur leur conviction que cet acteur sera légitime pour les accompagner dans le cadre de la réforme. Il faut donc se tourner vers un acteur aux reins solides, parce que la mise en place des certifications SecNumCloud et ISO 27001 nécessite des moyens humains et financiers, et qui soit déjà une référence sur les thématiques de facturation électronique car c’est le gage qu’une partie du spectre de la réforme est déjà couverte et maitrisée. En tant que future PDP, nous nous sommes donnés la mission d’accompagner toutes les typologies d’entreprises, en nous rapprochant des grands intégrateurs et des éditeurs d’ERP pour adresser les grands comptes et en bâtissant des offres en ligne à destination des petites entreprises », indique Victor Delancray, directeur commercial chez Docoon.
Une trentaine de professionnels de l’e-invoicing sont susceptibles de devenir une PDP. Une majorité d’entre eux participe aux groupes de travail de la FNSE, la Fédération Nationale de la Facture Electronique, dont le président, Cyrille Sautereau, estime « qu’ il est de la responsabilité des prestataires de services qui revendiquent leur rôle et leur valeur ajoutée dans l’automatisation des processus d’achat et de vente, de s’organiser pour mettre en œuvre une interopérabilité native entre eux, compatible avec les exigences des États, qui, de plus en plus nombreux, mettent en œuvre des obligations de facture électronique dans un cadre de CTC (contrôle Transactionnel Continu) ». Alors qu’un des objectifs du modèle décentralisé en Y est de permettre à chaque PDP d’émettre et de recevoir les factures avec la plus grande fluidité possible, rien ne garantit en effet aujourd’hui l’interopérabilité totale des futures PDP entre elles. Si l’on sait que le PPF sera, lui, connecté par défaut à chaque PDP, les prestataires privés et les services de l’État ont certainement encore du travail pour adapter la nouvelle organisation.
L’implication des entreprises est quant à elle variable : « dans une forme d’anticipation, certaines ont déjà nommé en interne des personnes chargées de gérer la facture électronique et structurent des équipes projet. D’autres sont plutôt attentistes », souligne Bruno Garrett, Account Executive chez Tradeshift. « Une entreprise ne doit pas attendre pour commencer à absorber les évolutions, en interne comme vis-à-vis de ses clients. La conduite du changement doit être progressive. Il faut faire adhérer les équipes et détecter en amont les éventuels freins, pour n’avoir qu’un petit saut à faire une fois la réglementation mise en place », estime Ouafa M’Hamed, chef de Produit AP/AR chez Quadient.
Sélectionner un partenaire PDP
Une entreprise pourra faire appel à plusieurs PDP, par exemple une pour ses comptes fournisseurs et une pour ses comptes clients, mais elle devra peut-être migrer sur un outil d’édition de facture compatible avec la prochaine réglementation, voire adapter cet outil à l’e-reporting, données exigées par l’État pour identifier les factures à l’international mais aussi les opérations réalisées avec des particuliers.
Le rôle des éditeurs
Depuis septembre 2021, la plateforme DIGITAL INVOICE by Tessi est enregistrée comme partenaire de la DGFIP (Direction Générale des Finances Publiques). Elle contribue à la phase pilote et aux tests de production, confirmant le statut de Tessi : « à la fois partenaire de confiance et garant de la sécurité des données et de la conformité sur l’ensemble de la chaîne », Romain Heulard, Responsable BU Factures, Paiement et Signature chez Tessi France.
Le rôle des éditeurs est dans ce contexte tout aussi important que les conseils des prestataires. « Nous voulons fournir aux entreprises équipées d’une solution de facturation la maîtrise de leurs flux entrants et sortants, notamment en leur permettant de capturer l’information dès qu’elle est disponible. Dans une première étape, nous nous positionnons comme opérateur de dématérialisation, de manière à être le concentrateur de toutes les factures de nos clients, qui choisiront vers quel dispositif, PPF ou PDP, faire transiter leurs factures. Nous allons aussi proposer aux entreprises qui n’ont jamais utilisé la facture électronique un outil simple et fiable, en liaison le plus souvent avec leur expert-comptable », indique André Brunetière, directeur R&D et Product Management de Cegid. Sélectionner la bonne plateforme ne devrait pas poser de problèmes insolubles, mais des comparaisons de services seront nécessaires.
« On peut lister les entreprises qui ont prévu de devenir PDP et comparer les services à valeur ajoutée proposés pour déterminer s’ils présentent un intérêt par rapport à la gratuité du PPF. Adopter ces services dès à présent rendra par la suite transparente la facturation électronique », recommande Sébastien Claeys, CEO de IPaidthat. « Il faut privilégier une PDP qui capitalise sur l’existant de l’entreprise, qui se plaçe en surcouche pour s’interconnecter à l’ensemble des outils et gérer la multiplicité des flux sans bouleverser l’écosystème SI de l’entreprise. Une bonne gestion des données d’e-reporting exigées par la réforme est tout aussi importante », ajoute Magali Pelletier, responsable des offres Itesoft auprès des directions financières.
La question de l’archivage à valeur probatoire
Reste dans cette mécanique qui se met en place la question de l’archivage à valeur probatoire des factures. Dans leur grande majorité, les PDP devraient commercialiser ce service. Mais celui-ci sera gratuit sur le PPF, au détriment des tiers archiveurs qui ont déjà manifesté leur mécontentement auprès du gouvernement par l’intermédiaire de l’association eFutura.