Si l’entrée en application du règlement (UE) 2024/1689 dit « IA Act »[1] a fait grand bruit, c’est tout l’inverse pour sa petite soeur, la proposition de directive sur la responsabilité civile en matière d’IA[2]. Cette dernière a été discrètement retirée par la Commission européenne des projets de réglementation ce mois-ci. Le projet de règlement e-privacy a connu le même sort.
Maître Alexandra Iteanu, avocate à la Cour (numérique, cybersécurité et data), revient sur la question pour nos lecteurs.
Règlementer les usages de l’IA par l’IA Act et son approche par les risques (d’inacceptables à modérés), très bien. Mais qu’en est-il en pratique pour les citoyens européens qui se trouveraient lésés par un système d’IA ? Contre qui se retourner, et surtout, sur quel(s) fondement(s) ?
Face au silence de l’IA Act sur les questions de responsabilité en cas de dommage causé par une IA, la proposition de directive 2022/0303 devait instaurer un régime de responsabilité civile extracontractuelle propre à ce domaine.
Cette proposition de directive avait été rédigée de manière à favoriser les victimes des dommages causés par un système d’IA, en partant du postulat qu’il était très difficile pour ces dernières de prouver la faute des fournisseurs d’IA. L’une des mesures les plus marquantes était donc le renversement de la charge de la preuve, qui devait peser sur les fabricants de systèmes d’IA, et qui impliquait l’existence d’un lien de causalité présumé entre le dommage et les prestations du système d’IA. L’autre mesure phare était la possibilité donnée au juge d’ordonner la divulgation des éléments de preuve pertinents concernant des systèmes d’IA à haut risque spécifiques, soupçonnés d’avoir causé un dommage.
Un texte initialement salué donc, notamment par les associations de consommateurs, qui y voyaient une véritable arme contre les géants de la tech fournisseurs de solutions d’IA.
En février 2025, ce projet de réglementation a cependant était abandonné. La raison ? Au numéro 32 de l’annexe IV du programme de travail de la Commission pour 2025, ce retrait est justifié par le fait qu’« aucun accord ne soit prévisible »[3]. Dans les couloirs (et dans les médias), il se murmure surtout que l’Europe a peur de « sur-réglementer » et d’ « étouffer » l’innovation.
En tant que professionnels du droit, nous avons conscience cependant qu’un texte de Loi, sans l’aménagement d’un régime de responsabilité adapté, cela s’apparente à un pain au chocolat sans chocolat. L’application effective d’une réglementation, et c’est humain, est malheureusement conditionnée aux sanctions prévues en cas de son non-respect.
Sans ce projet de directive, la responsabilité des fournisseurs de systèmes d’IA devra être pour l’instant réglementée par le droit national de chaque Etat membre.
Au-delà d’une réglementation qui risque d’être fragmentée selon l’interprétation des juges de chaque pays, c’est surtout ici encore une fois les géants de la tech qui y gagnent. Car la nature a horreur du vide… et dans le silence de la Loi, nul ne doute que ces questions seront réglées dans les contrats avec ces fournisseurs d’IA, les fameuses « Conditions générales », qui sont des contrats d’adhésion très difficilement négociables.
[1]Règlement (UE) 2024/1689 du Parlement européen et du Conseil du 13 juin 2024 établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle et modifiant les règlements (CE) n° 300/2008, (UE) n° 167/2013, (UE) n° 168/2013, (UE) 2018/858, (UE) 2018/1139 et (UE) 2019/2144 et les directives 2014/90/UE, (UE) 2016/797 et (UE) 2020/1828 (règlement sur l’intelligence artificielle)
[2] Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à l’adaptation des règles en matière de responsabilité civile extracontractuelle au domaine de l’intelligence artificielle (directive sur la responsabilité en matière d’IA), Commission européenne, 28 septembre 2022 (2022/0303 (COD))
[3] ANNEXES to the COMMUNICATION FROM THE COMMISSION TO THE EUROPEAN PARLIAMENT, THE COUNCIL, THE EUROPEAN ECONOMIC AND SOCIAL COMMITTEE AND THE COMMITTEE OF THE REGIONS Commission work programme 2025