Le récent sabotage des gazoducs Nord Stream en Mer du Nord a rappelé la vulnérabilité des infrastructures stratégiques nécessaires au fonctionnement de nos économies. Que se passerait-il si les câbles internet sous-marins étaient visés alors qu’ils représentent 95 % du trafic Internet ? Le lundi 3 octobre, le président de la République Emmanuel Macron a d’ailleurs demandé une inspection des câbles sous-marins du réseau français.
Solutions-Numériques a demandé à Cloudfare, dont le réseau de distribution de contenus est le plus vaste du monde et qui protège 20 % du trafic internet mondial, de répondre à nos questions sur le sujet. David Belson, Head of Data Insight chez Cloudflare, s’est attelé à la tâche.
Solutions Numériques : Combien de kilomètres représentent les câbles internet sous-marins ? Quel pourcentage de liaisons internet passent par des câbles sous-marins ?
David Belson : Une récente FAQ de Telegeography (un expert dans ce domaine) indique qu’il y a plus de 1,3 million de kilomètres de câbles sous-marins en service dans le monde en 2021. S’il s’agit d’un chiffre intéressant, il n’est pas très significatif. Additionner la longueur de toutes les routes du monde ne dit rien de vraiment utile sur les transports. Dans un rapport publié en 2021 par le Conseil de l’Atlantique, on estime à plus de 95 % le trafic internet intercontinental acheminé par ces câbles. C’est assez logique puisque les câbles sous-marins ne sont pas nouveaux. Ils ont d’abord été utilisés pour transporter le trafic télégraphique intercontinental, puis le trafic vocal, aux XIXe et XXe siècles.
Quels territoires français (continent et outre-mer) seraient concernés par un sabotage ? Et par ricochet le reste de l’Europe/monde ?
Avant-propos : Liste des connections existantes pour les territoires d’outre-mer français (Source : Submarine Cable Map)
- Guyane Française : Americas-II, Deep Blue One (2024), Kanawa
- Guadeloupe : ECFS, GCN, GCIS, Southern Caribbean FIber
- Martinique : Americas-II, ECFS, Kanawa, Southern Caribbean Fiber
- Mayotte : Avassa, FLY-LION3, LION2
- Réunion : LION, METISS, SAFE
- Polynésie Française : Honotau, Manatua, Natitua, Natitua Sud (2023)
- Saint-Barthélemy : GCN, SSCS, Southern Caribbean Fiber
- Saint-Martin : GCN, SMPR-1, Southern Caribbean Fiber
- Saint-Pierre et Miquelon : St. Pierre and Miquelon Cable
- Wallis et Futuna : Tui-Samoa
Il n’existe pas de données concernant Clipperton et les Terres australes et antarctiques françaises.
La plupart des territoires d’outre-mer français sont connectés à plusieurs câbles. Mais il faut savoir qu’il y a en général un câble “principal”, puis des “embranchements” qui se connectent aux points d’atterrissage dans les pays situés le long du parcours. L’impact d’un sabotage pourrait donc dépendre de l’endroit où la coupure se produit sur le câble. Par ailleurs, en raison de l’éloignement de certains de ces territoires, ces systèmes de câbles ne sont pas nécessairement reliés au “continent”, mais plutôt à un autre pays/territoire qui peut lui-même dépendre largement des câbles sous-marins pour se connecter à Internet. Le sabotage de l’un de ces câbles “amont” pourrait avoir un impact sur la connectivité Internet d’un territoire français sans que ses câbles directement connectés soient endommagés.
L’impact sur l’Europe et le reste du monde dépendrait du ou des câbles endommagés et de l’endroit où ils se trouvent. En d’autres termes, l’endommagement de l’embranchement guyanais du câble Americas-II aurait un impact sur ce territoire, mais il est peu probable qu’il ait un impact plus important sur l’Europe ou le reste du monde.
En revanche, l’endommagement des principaux segments d’un ou de plusieurs systèmes de câbles reliant l’Europe aux États-Unis, ou à l’Asie via l’Afrique, pourrait avoir un impact notable sur la connectivité Internet européenne. Par exemple, les dommages subis par les câbles AAE-1 et SMW-5 lors de leur passage en Égypte ont eu un impact sur la connectivité de plusieurs pays.
Est-il facile d’endommager ces câbles ?
Il existe de nombreux exemples de câbles sous-marins endommagés par des tremblements de terre ou des catastrophes naturelles, ainsi que par des ancres de navires errants. La facilité des dommages potentiels dépend aussi de l’endroit où ils sont situés, de la manière dont ils sont installés (enterrés ou suspendus) et de l’épaisseur du câble – un câble de 1 cm serait beaucoup plus facile à endommager qu’un câble de 20 cm d’épaisseur. Mais quoi qu’il en soit, un adversaire déterminé trouvera toujours un moyen.
Quelles conséquences ? A-t-on des exemples similaires passés ?
En fonction de l’étendue des dommages et de la disponibilité de connexions redondantes, les conséquences peuvent aller de l’isolement complet des télécommunications à l’augmentation de la latence et de la congestion sur les connexions disponibles (qui se manifesterait par un ralentissement des performances perçues ou des expériences audio/vidéo de moindre qualité).
Il existe de nombreux exemples de l’impact provoqué par des câbles sous-marins endommagés. Sur l’année 2022 on peut citer l’éruption volcanique aux Îles Tonga qui a endommagé leur principale liaison sous-marine, les problèmes sur les câbles AAE-1 et SMW-5 qui ont impacté plusieurs pays du Moyen-Orient et d’Afrique ou encore la coupure de deux des trois câbles reliant la Tasmanie au continent.
Quel temps faudrait-il pour réparer des câbles endommagés ?
Le temps nécessaire à la réparation des câbles endommagés peut aller de quelques semaines à plusieurs mois. Cela dépend de plusieurs facteurs tels que la précision de l’emplacement identifié du dommage, l’accessibilité du câble endommagé, les conditions météorologiques locales (tempêtes ou glace, par exemple), la disponibilité des navires câbliers ainsi que leur emplacement par rapport au câble endommagé.
Après l’éruption volcanique de Tonga, il a fallu 38 jours pour effectuer les premières réparations du câble. En juin 2022, un câble sous-marin endommagé au Groenland n’a pas pu été réparé avant le mois d’août suivant en raison des conditions météorologiques. Mais dans ce cas, une fois le navire arrivé sur place, les réparations ont été effectuées en un peu plus d’une semaine.
A-t-on des moyens de substitution ?
La connectivité alternative dépend d’un certain nombre de facteurs. Comme indiqué précédemment, un pays/territoire est souvent connecté à plusieurs câbles. Si l’un d’entre eux tombe en panne, le trafic peut potentiellement basculer sur un autre. La connectivité terrestre peut également fournir une redondance, mais elle est plus pertinente pour les sites continentaux. Par exemple, si la France devait perdre toute sa connectivité par câble sous-marin en même temps (un scénario extrêmement improbable), le trafic pourrait potentiellement basculer vers des connexions à des réseaux en Espagne, en Allemagne, en Italie et dans d’autres pays voisins, en tirant parti de leur connectivité internationale pour atteindre le reste de l’Internet mondial. Les liaisons par satellite peuvent également constituer une alternative temporaire, bien que leur capacité soit bien inférieure à celle des câbles à fibres optiques et qu’elles soient souvent très coûteuses.
Cependant, il ne faut pas oublier l’aspect commercial de ces alternatives technologiques. Les réseaux et/ou les gouvernements des endroits touchés doivent avoir des accords contractuels en place pour pouvoir utiliser ces alternatives et disposer d’une capacité suffisante.
Outre des sabotages, que se passerait-il un cas de pannes de courant ?
Les pannes de courant peuvent se produire pour de multiples raisons et constituent une menace constante pour Internet. Nous devons envisager les choses du point de vue de l’infrastructure et du point de vue du consommateur.
L’infrastructure comprend les datacenters, les points d’échange Internet, les “têtes de réseau” locales, les antennes de téléphonie mobile, etc. Souvent, ces installations disposent d’une alimentation de secours (batteries ou générateurs) et ont des relations/contrats avec les fournisseurs de carburant locaux pour une livraison prioritaire en cas de panne généralisée. L’infrastructure Internet doit donc pouvoir rester disponible/en ligne, même en cas de panne de courant.
C’est généralement pour les consommateurs que l’on constate le plus grand impact sur la connectivité Internet en cas de panne de courant. Les équipements de connexion tels que les modems ou les routeurs, ainsi que les appareils connectés à Internet ont besoin d’énergie pour fonctionner. En cas de panne de courant, si l’endroit où se trouve l’utilisateur ne dispose pas d’une alimentation de secours, les modems et routeurs cessent de fonctionner, ce qui met effectivement l’utilisateur hors ligne. Dans certains cas, la connexion par le biais d’un téléphone mobile peut être une alternative, mais elle sera limitée par l’autonomie de la batterie du téléphone…
Quel rôle à jouer pour Cloudflare ?
Cloudflare ne fournit pas d’accès direct à Internet aux consommateurs ou aux entreprises, et nous ne possédons pas d’infrastructure de câbles sous-marins. Cependant, notre réseau distribué à l’échelle mondiale peut aider à maintenir le contenu et les applications les plus locales pour les utilisateurs finaux, en réduisant la dépendance à l’égard des infrastructures Internet internationales comme les câbles sous-marins. Cloudflare dispose de datacenters dans 275 villes de plus de 100 pays, connectés à 11 000 fournisseurs de réseau. Nous sommes ainsi capables d’atténuer les attaques et les menaces au plus près de leur origine. Grâce à notre plateforme Workers et les technologies qui la supportent, nos clients peuvent exécuter des applications aux limites d’Internet, au plus près des utilisateurs finaux, en minimisant le besoin de contacter les serveurs d’origine hébergés de l’autre côté de l’océan ou à l’autre bout du monde. En outre, pour les demandes qui doivent être renvoyées à un serveur d’origine à partir de notre réseau, nous pouvons exploiter les technologies d’optimisation des routes pour identifier le meilleur chemin à prendre, en évitant les routes sur des infrastructures endommagées.
Propos recueillis par Juliette Paoli