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Les pratiques de travail à distance, sources d’incivilités

Les usages du télétravail génèrent différentes incivilités dans les relations à distance, quel que soit l’outil de communication utilisé. Celles-ci contribuent à un environnement de travail nocif et au stress. Mais des actions peuvent être mises en oeuvre pour y remédier.

Beaucoup d’organisations de travail sont des terreaux propices aux incivilités, sans que les entreprises en aient vraiment conscience. Or les incivilités sont les symptômes d’un travail en souffrance et d’une détérioration de la communication. Elles proviennent moins d’une volonté de nuire que d’une adaptation à des contextes de pression temporelle et de sur-sollicitation.

Une enquête récente, Télétravail et incivilités numériques en période de pandémie*, permet d’en prendre conscience en montrant que des facteurs organisationnels sont propices aux incivilités dans les échanges numériques : rythme de travail intensif, surcharge d’activités et d’informations, pratiques de contrôle, obligation de tracer tous les échanges, pression…

Les outils numériques propagent les incivilités

Les outils de communication numériques offrent un potentiel démultiplié de diffusion et d’exposition aux incivilités à travers les mises en copie, la traçabilité, l’anonymat et la vitesse de dissémination des contenus. Les pratiques inadaptées de ces outils peuvent ainsi augmenter la surcharge informationnelle des interlocuteurs, permettre l’intrusion dans la vie privée, entraîner une sur-sollicitation mal vécue. Le sentiment de désinhibition et de déshumanisation propre aux échanges numériques et le manque d’indices contextuels participent à ces formes nouvelles d’incivilités.

Surcharge de travail et manque d’autonomie

40 % de la fréquence de ces incivilités numériques provient de facteurs organisationnels relatifs au temps et à la quantité de travail : horaires de travail flous rendant poreuse la frontière entre vie privée et professionnelle, sentiment d’urgence et surcharge d’activités.
27 % de la fréquence est lié à l’absence d’autonomie et au contrôle du travail. Les contraintes que suscite le télétravail, ressenties par 31 % des répondants (disponibilité permanente, contrôle de l’activité, planification des tâches, preuves à fournir de son travail), et l’exigence de mise en visibilité du travail qui touche 42 % du panel sont corrélées à un accroissement des incivilités. « Il y a une culture du présentéisme qui était déjà très présente dans mon entreprise et qui a été exacerbée par le télétravail, fait remarquer un témoin. Des collègues se sont mis à envoyer des courriels en mettant la terre entière en copie pour montrer qu’ils étaient bien en train de travailler. C’est pénible et ça surcharge nos boîtes mail. »

Incivilités dans les usages et dans la forme

Les incivilités reflètent des usages numériques. Les sollicitations intempestives et multicanales sont l’incivilité la plus fréquente, subie quotidiennement par 49 % du panel. Il y a aussi la convocation de témoins, le recours à un média inapproprié, l’imposition de ses propres temporalités aux interlocuteurs… Elle peuvent aussi se cacher dans la forme des messages, bien souvent car l’émetteur ne prend pas le temps de bien rédiger, et ce pour diverses raisons : absence de formule de courtoisie, rédaction hâtive, ton directif ou trop informel, expression de la colère ou de l’impatience (usage excessif du gras, des majuscules, des points d’exclamation…).

37 % sont confrontés fréquemment à des messages inutiles. 34 % se disent gênés par les courriels abrupts sans formule de politesse, même si 39 % n’y sont que modérément sensibles et 28 % n’en sont pas affectés. 35 % des répondants reçoivent régulièrement des messages en dehors des horaires de travail, 38 % y sont rarement confrontés et 27 % jamais.

Les usages du courrier électronique les plus dérangeants sont les mails sans réponse qui bloquent l’avancée du travail, les injonctions sans réponse possible et les copies ou réponses à tous. La visioconférence ont entrainé des incivilités gênantes (couper la parole ou échanger par téléphone) ou fréquentes, mais relativement bien tolérées, comme pianoter sur son clavier ou éteindre sa caméra.

La messagerie instantanée est utilisée fréquemment par 45 % des répondants. Les propos agressifs ou insultants, subis régulièrement par 15 % des travailleurs, sont les plus mal vécus. Elle peut aussi servir au contrôle managérial infantilisant. Une personne interrogée souligne: « La messagerie instantanée dispose d’une petite diode qui indique le statut de l’usager. Elle peut passer du vert ” disponible”, à l’orange “occupé” puis au rouge “indisponible”. Certains managers se mettaient en colère et nous sollicitaient lorsqu’ils estimaient qu’on était indisponible pendant trop longtemps. » Plusieurs témoignages mentionnent ce fait. Il dénote une absence de confiance et peut être vécu comme un comportement scolaire ou de flicage, non justifiés au regard de l’autonomie et de l’implication dont les répondants estiment faire preuve au quotidien.

Source: Télétravail et incivilités numériques en période de pandémie

Les cadres plus touchés

Les cadres sont confrontés plus fréquemment aux incivilités numériques que les non cadres, quel que soit l’outil utilisé. 53 % des cadres ont d’une part le sentiment que les frontières entre vie professionnelle et vie personnelle sont plus floues, et d’autre, part qu’ils doivent faire face à une surcharge régulière d’informations et d’activités. Lorsque le télétravail se déroule entièrement à distance, les cadres éprouvent également des difficultés à maintenir le lien social au sein de leur équipe, à entretenir le sentiment d’appartenance et la motivation, comme l’explique l’un d’entre eux : « Les outils numériques sont utiles pour continuer à travailler ensemble, mais ça ne permet pas de maintenir un sentiment d’unité et d’esprit d’équipe. Avec mon équipe, nous avons essayé de mettre en place des temps d’échanges informels par visioconférence, mais ça ne remplace pas le contact humain. Le lien social finit inévitablement pas se distendre. »
Si les incivilités numériques surviennent plus fréquemment dans le secteur privé, ce sont les répondants du secteur public qui les perçoivent le plus négativement.

Droit à la déconnexion et chartes peu efficaces

Les chercheurs de Civilinum ont observé que le droit à la déconnexion et des chartes sur les bons usages des outils numériques ont en réalité peu d’effets car peu respectés. Les chercheurs recommandent aux entreprises de réfléchir aux contextes organisationnels propices au développement d’environnements de travail incivils et de se dégager d’une approche « individualisante » des incivilités. Les chartes et les formations au bon usage des outils, si elles sont utiles, sont culpabilisantes pour les salariés et sans effet si elles ne sont pas accompagnées de réflexions sur les conditions de travail poussant à devenir incivil.

Des solutions à mettre en oeuvre

Il s’agit de lutter contre les excès: intensité et urgence du travail, surcharge informationnelle. Favoriser un rythme et une charge de travail soutenables permet de développer des échanges plus sereins et propices à la collaboration.

Il faut aussi lutter contre la banalisation des violences numériques ordinaires au travail. Ces évolutions des formes de communication professionnelle ne sont en aucun cas une fatalité, les refuser à l’échelle de l’organisation c’est permettre aux individus de s’exprimer et de s’y opposer également.

Autre recommandation, redonner du cadre aux échanges, pas uniquement en élaborant des chartes générales, mais en réalisant un travail de fond pour fédérer les collectifs. Le développement d’un cadre relationnel de qualité va désamorcer les incivilités. La mise en place d’espaces de discussion permet aux salariés d’apprendre à se connaitre, de développer des relations de confiance et d’échanger sur les méthodes et les processus de travail.

Au final, étiez-vous jusqu’ici parfois irrespectueux de vos collègues sans même vous en douter ? Selon l’organisation de votre entreprise et les méthodes de travail, il y a des chances. Mais entreprises comme professionnels peuvent aisément s’améliorer. Les managers et la DRH ont un grand rôle à jouer dans la mise en place des correctifs.

 

*L’enquête Télétravail et incivilités numériques en période de pandémie publiée en 2022 a été réalisée en deux phases en 2021 :
-quantitative à l’été auprès de 1.087 personnes : 42% de cadres, 61% travaillant dans des grandes entreprises, 74% travaillant dans le privé. 23% pratiquaient régulièrement le télétravail avant la pandémie.
-qualitative à l’automne auprès de volontaires.
Elle s’inscrit dans le programme de recherche Civilinum, coordonné par Valérie Carayol et Aurélie Laborde. Il vise à documenter et mieux comprendre les incivilités liées aux usages des technologies de communication.

 

 

Christine Calais