Hélène Bégon-Tavera, responsable adjointe de l’Ecolab (laboratoire d’innovation par les données qui promeut le développement des usages et de la valorisation des données publiques) du Commissariat général au développement durable, répond aux question de Solutions Numériques alors qu’elle publie à la Documentation Française son livre « La transformation numérique des administrations »*.
Solutions Numériques : le maintien et la montée en compétences de leurs personnels sont-ils actuellement suffisamment appréhendés par les administrations ?
Hélène Bégon Tavera : oui, ils le sont. Ils sont une préoccupation pour chaque service, mais également pour le ministère de la transformation et de la fonction publiques, le centre national de la fonction publique territoriale, la délégation ministérielle du numérique en santé… Toutes les administrations de l’Etat et de la santé, les opérateurs, et probablement les collectivités territoriales, même si cela doit être beaucoup plus disparate, sont en train de tenter de mesurer les compétences numériques présentes, celles en tension, celles sur lesquelles il va falloir faire de gros efforts pour recruter ou former, et les failles qui font des agents, malgré eux, des maillons faibles numériques des organisations. La prise de conscience qu’il y a un besoin est là, mais on ne sait pas encore vraiment comment y répondre, vu l’ampleur de la tâche.
Quelles sont les grandes initiatives à cet égard ?
Hélène Bégon-Tavera : les administrations font flèche de tout bois : réévaluation des salaires d’embauche pour attirer des contractuels de talent, recours encouragé au CDI et non au CDD dans la fonction publique de l’Etat, efforts sur les matériels, les logiciels et les conditions de travail, présence dans les écoles et dans les salons d’étudiants, formations, sinon nombreuses, du moins plus inventives : à distance, découpées en kit, assorties de certificats…
Les compétences numériques n’étant pas assez nombreuses en leur sein, les administrations ont montré qu’elles savent faire preuve d’une certaine créativité. Par exemple avec la politique des Entrepreneurs d’Intérêt Général qui est un succès. Des professionnels de haut niveau sont sélectionnés par la direction interministérielle du numérique pour le compte d’autres administrations afin d’accompagner un projet précis sur 10 mois.
Le phénomène numérique permet et promeut le recours à « la multitude », c’est-à-dire aux citoyens, aux associations, aux opérateurs économiques, qui volontairement ou de facto enrichissent le patrimoine numérique public. C’est le cas des nombreuses plateformes collaboratives des collectivités territoriales ou encore du projet de « communs » géographiques, « Géo-communs », porté par l’Institut national de l’information géographique et forestière.
Et, naturellement, il y a la possibilité pour les administrations de recourir à des prestataires, à des entreprises de services numériques. J’observe à ce titre que les acheteurs publics ne savent pas assez trouver l’innovation auprès des startups ou ne se l’autorisent pas assez par crainte de se tromper, de ne pas obtenir la qualité espérée dans la durée.
Des métiers de l’administration sont-ils réellement menacés de disparition par le numérique ?
Hélène Bégon-Tavera : ce que nous disent les études, c’est qu’il est très difficile d’anticiper si et combien de métiers disparaîtront, et combien apparaîtront. Tout simplement parce que c’est à des transformations que l’on assiste, plutôt qu’à des destructions-créations. Les quelques rares études qui existent pour le secteur public évoquent bien davantage des transformations de métiers que des suppressions.
Prenons l’exemple des secrétaires-assistant(e)s : il y en avait beaucoup plus dans les services quand chaque agent ou presque ne disposait pas d’un ordinateur, de la messagerie, d’Internet, d’un smartphone. Mais il y en a toujours. Leurs tâches se sont modifiées avec beaucoup moins de frappe de documents et beaucoup plus de gestion de messagerie par exemple. Dans ce cas, le numérique a supprimé des postes mais pas un métier. C’est aussi ce que l’on observe lorsqu’on dématérialise une procédure : des postes de guichet sont supprimés, mais le métier d’instructeurs des dossiers des usagers demeure.
Les effets du numérique seraient d’accroître la productivité quoi qu’on sache très mal le mesurer. Pourtant, depuis que nous avons la messagerie sur nos postes de travail, nous n’avons jamais autant travaillé, jamais été autant sollicités et dérangés… Parallèlement à ses effets supposés positifs sur la productivité, le numérique crée de nouveaux besoins : des besoins d’infrastructures et de produits, de services, d’agents, de compétences. Il n’est pas en soi un vecteur de destruction d’emplois ou même de métiers : c’est l’organisation qui, en s’adaptant, fait des choix. Elle peut même décider, en recourant massivement aux possibilités ouvertes par le numérique, d’accroître ses ressources humaines, parce que cela répond à un besoin.
Quel sont les principaux enjeux, liés au numérique, du bien-être au travail ?
Hélène Bégon-Tavera : il s’agit de tirer le meilleur de ce que permettent les outils numériques, en évitant leurs effets délétères. Le meilleur, ce peut être la souplesse d’organisation, une information davantage disponible et partagée, le raccourcissement des hiérarchies, la satisfaction d’apporter un meilleur service, la facilitation des travaux collectifs, la libération de tâches à plus faible valeur ajoutée, un télétravail bien vécu, un accès accru à la formation grâce aux modules à distance… Ce qui est à éviter, c’est notamment la surcharge cognitive et psychique des agents. Il faut penser aussi aux troubles physiques liés à l’usage du numérique, au respect de l’accessibilité aux usages et outils numériques. Le télétravail subi lors de la pandémie de la Covid est, en l’occurrence, un fructueux terrain d’observation. Par chance, il fait l’objet de nombreuses études et de nombreux retours d’expérience, dont il conviendra de tirer les enseignements.
Quels sont les effets du numérique sur le travail et l’emploi de manière général ?
Hélène Bégon-Tavera : à propos des effets quantitatifs, il y a eu une mode des discours catastrophistes sur les destructions d’emplois liées au numérique. J’ai le sentiment qu’on en est un peu revenu. En 2013, les économistes Carl Benedikt Frey et Michael Osborne considéraient dans leur article largement repris et commenté « The future of employment : how susceptible are jobs to computerisation ? » que 47 % des emplois américains étaient menacés par leur automatisation dans la décennie. On sait qu’il n’en a rien été. Certes, la dématérialisation, la robotisation, demain peut-être l’intelligence artificielle, suppriment et supprimeront des emplois. Mais ils en créent et en créeront d’autres, plus qualifiés, mieux rémunérés.
Ce qui pose une autre question aux effets plus immédiats : celui du maintien de l’employabilité de chacun et chacune par l’acquisition des compétences numériques, mais pas seulement, qui se révèlent de plus en plus indispensables sur les postes de travail. Et cet effet individuel est le même au niveau national : face aux grandes mutations actuelles, une économie doit accroître globalement, pour maintenir et créer de l’emploi, ses compétences numériques ainsi que les compétences associées : apprendre à apprendre, apprendre la langue anglaise…
Propos recueillis par Patricia Dreidemy
*Paru fin août, l’ouvrage aborde les liens entre la transition numérique et l’emploi sous trois angles : celui des conséquences pour les ressources humaines dans les administrations, celui du métier de la gestion des ressources humaines dans les administrations et celui de la gestion par les pouvoirs publics des incidences de la transition numérique sur le marché de l’emploi.
404 pages
22,90 €