Accueil Emploi Tribune – La production, ces héros de l’IT qu’on cache aux étudiants

Tribune – La production, ces héros de l’IT qu’on cache aux étudiants

Sandrine Come
Sandrine Comes, directrice générale d’enioka ITTS

EXCLUSIF – “Lorsque l’on interroge un ingénieur fraichement diplômé d’une école d’informatique sur les différents métiers du secteur, il parlera de développeurs, d’architectes, de consultants… mais rares sont ceux qui pourront parler de ces grands invisibles : les ingénieurs de la Production informatique. Et pourtant, 30% du budget informatique des entreprises sont consacrés à ce pan du métier“. Cet article de Sandrine Comes, directrice générale d’enioka ITTS (transformation des productions informatiques), interroge les raisons de cette invisibilité et de cette méconnaissance de ce pan des métiers de l’informatique.

Lorsque l’on s’intéresse au monde de l’informatique, on identifie très clairement les consultants, les chefs de projet et les architectes qui vont penser ou déployer les systèmes d’information. On identifie également très précisément le rôle des développeurs qui vont programmer les logiciels qui seront utilisés. Oui, mais après ? Qui s’occupe du déploiement de ces solutions ? Qui les entretient et s’assure qu’ils fonctionnent correctement ? Qui sait anticiper quand un système est sur le point d’atteindre ses limites et saura apporter les modifications nécessaires pour en assurer la disponibilité pour les utilisateurs ? Et enfin, qui réparera un système « tombé » ? Ce sont ces informaticiens de l’ombre qui composent la Production informatique.

Les différentes estimations disponibles sur le marché évaluent aujourd’hui le budget de la Production informatique à environ 30% du budget informatique global. Concernant les effectifs, et pour prendre la pleine mesure de l’importance de cette fonction de la DSI, si l’on prend une célèbre grande banque nationale française, la Production représente 35% des effectifs de l’informatique soit plus de 1000 personnes au total.

Et pourtant, malgré ce qu’ils représentent, même les nommer relève du défi ! Il est difficile de trouver un terme fédérateur pour identifier la diversité des métiers qu’ils représentent. Les termes de techniciens ou d’ingénieurs de production ne correspondent pas à ce qu’ils font car ce sont plus des titres que de réelles fonctions ; « Exploitation », « Prod », « OPS », ou « IT Operations », souvent rattachés à leur métier, ne donnent pas plus d’indices sur le contenu de leur métier. Le terme qui s’en rapprocherait le plus serait « informaticien de la Production » et pourtant, ce terme ne signifie rien, est connoté négativement et, surtout, il ne parle qu’à ceux qui travaillent dans le domaine.

Malgré ce qu’ils représentent, même les nommer relève du défi ! Il est difficile de trouver un terme fédérateur pour identifier la diversité des métiers qu’ils représentent

Un bon ingénieur de production n’est pas visible, par principe

Lorsqu’un développeur ou un architecte fait correctement son travail, le résultat est mesurable et palpable. L’utilisateur peut naviguer dans une architecture, ou utiliser un logiciel sans soucis.

L’excellent travail d’un informaticien de la Production n’est pour le coup pas tangible. Si l’on étudie le détail des missions de ce dernier, nous pouvons observer les deux missions principales suivantes :

  • Le Build: on lui livre le logiciel ou l’architecture ; et il va devoir mettre en place le socle technique qui va permettre un déploiement optimal de ce qui lui a été livré. S’il fait correctement son travail, personne ne le verra. Au mieux, on trouvera que le nouveau logiciel ou le nouveau système est plus ergonomique, plus performant… et l’on créditera alors le développeur pour ce succès.
  • Le Run : une fois que tout est déployé, le rôle de la Production va consister à s’assurer que tout fonctionne bien. Un système vieillit ou atteint ses limites ? Ce professionnel anticipera l’indisponibilité en y ajoutant des correctifs, des patches ou tout ce qui est nécessaire pour que le système soit pérenne. Ici, pour l’utilisateur, tant que le système fonctionne, c’est normal. Autant dire que celui-ci ne voit pas ni ne peut mesurer la réussite du travail de l’informaticien de production.

Comme l’essentiel de son métier consiste à gérer de l’imprévu et de la réparation d’incidents, le bon informaticien de production va devoir automatiser tout ce qu’il est possible d’automatiser et dès que possible (suivre les durées de vie des systèmes, établir des seuils d’alertes, …). Là, encore, il s’agit de tâches invisibles pour l’utilisateur final.

En revanche, le seul moment où le travail de la Production est visible c’est malheureusement quand un système tombe ou dysfonctionne. Et même s’il n’y est pour rien, même si le problème provient de causes structurelles ou conjoncturelles (des montées en charge, une obsolescence du logiciel, une attaque extérieure…) et même si c’est lui qui va intervenir pour régler le problème et permettre au système de fonctionner correctement de nouveau, la Production sera tenue pour responsable par les utilisateurs qui sauront lui faire remarquer avec agacement que « ça ne marche plus ».

La complexité du SI allant en grandissant, la Production doit disposer de profils capables d’appréhender cette complexité et d’avoir la vision à 360° de celui-ci. A l’instar des autres métiers de l’Informatique, la Production voit aussi apparaître de nouveaux métiers issus des évolutions technologiques SysOps, SecOps, DevOps. On parle aussi de Machine Learning pour faire de la prédiction d’événements. La Production s’adapte et évolue pour faire face aux nouveaux enjeux du SI. Et même si certains ont pensé se débarrasser de la Production avec le développement du cloud, cela n’a pas duré.

Un déficit d’information qui commence à l’école

Les écoles d’ingénieurs informaticiens forment leurs étudiants aux différentes pratiques du métier, de la stratégie de déploiement ou d’architecture jusqu’au développement des solutions numériques.

Si l’on regarde plus précisément la Production informatique, l’enseignement théorique se borne à l’étude en deux heures (sur 5 ans d’études) d’ITIL – Information Technology Infrastructure Library qui est LE modèle qui décrit l’ensemble des processus d’une production informatique (comment on traite un incident, une demande, un problème…). Mais lorsqu’on leur demande s’ils connaissent cette référence, les réponses restent très vagues et quand il y en a une, celle-ci ne se borne qu’à parler de « bonnes pratiques » de façon générale. Quant à savoir à qui ce texte peut servir, c’est l’ignorance complète !

En outre, lorsque les étudiants se voient confier un projet pratique, ils effectuent le travail dit de « design » qui va consister à réfléchir sur la bonne stratégie à mettre en œuvre pour résoudre un problème par l’informatique, puis ils vont développer les outils ad hoc pour mettre en place leur stratégie et ensuite ils livreront leur projet à des professeurs. Or, ces projets ne vont pas « vivre » dans le temps, donc, ces étudiants n’auront même pas touché du doigt la mission noble mais invisible de la Production.

Les étudiants n’auront même pas touché du doigt la mission noble mais invisible de la Production

En outre, l’erreur qui est trop souvent faite par les étudiants – et qui n’est que très rarement relevée par les enseignants – est de croire qu’une conception peut se faire sans imaginer simultanément comment se fera la maintenance. Dans cette façon de faire, les étudiants ne peuvent réaliser et intégrer qu’un an de projet informatique entraîne de fait 10 ans de production pour maintenir le projet. En effet, l’essentiel de la vie d’une application tient dans sa phase de production. Si dès la conception l’on n’a pas prévu comment diagnostiquer une panne, comment gérer un changement, une mise à jour etc., c’est que la conception est incomplète. Pourquoi cela est-il aussi important ? Parce que dans leur vie professionnelle, ces étudiants apprendront à leur détriment que la prise en compte de l’exploitabilité d’un projet informatique après coup peut générer un coût supplémentaire très élevé et produire un résultat bien en deçà de l’attendu.

Il ne s’agit pas ici de se plaindre de leur méconnaissance de ce pan important du métier d’ingénieur en informatique, mais de regretter que ces futurs professionnels n’aient pas une vision globale de la finalité de leur métier.

Réformer l’enseignement de l’informatique

Pourtant, pour ces futurs professionnels, il ne serait pas compliqué de leur fournir cette connaissance qui va leur manquer ensuite dans leur vie professionnelle. Nous voyons plusieurs axes majeurs qu’il serait possible d’activer :

  • Enseigner les organisations des DSI : en expliquant et démontrant les différentes organisations des DSI, les différents grands rôles et les différents métiers, l’utilité et la nécessité de l’informatique de production deviendraient très claires pour les étudiants.
  • Demander à ce que les étudiants effectuent des « stages production » sur le mode des stages ouvriers. Cela permettrait aux étudiants de mesurer le travail effectué par ce type de professionnels et de la même façon d’intégrer dans leurs conceptions l’impact que peut avoir leur travail (de développeur, d’architecte…) sur le quotidien des informaticiens de production.
  • Organiser des TD typique « informatique de production » : on pourrait mettre en place des travaux dirigés au cours desquels, sur une journée par exemple, les étudiants en informatique seraient face à un système informatique en place qui peut commencer à montrer, par endroits, des signes de faiblesses. Leur rôle consisterait à mettre en place les outils de supervision idoines, d’évaluer les risques de plantage et de réagir vite afin de réparer un dysfonctionnement.
  • Mettre en place un « escape game » de la production : sur le même modèle que le TD, organiser des jeux de rôles de type escape game avec un système informatique qui est doucement en train de rendre l’âme. On peut imaginer différents niveaux de difficultés.

En conclusion… Loin d’être rébarbatif, le métier de la Production informatique est un réel plus pour l’entreprise. Il en est certaines dont le système informatique constitue l’outil de production des produits que l’entreprise va vendre. Si le système lâche, plus de production et donc plus de rentrées financières…

Heureusement, les informaticiens de l’invisible sont là à œuvrer dans l’ombre pour éviter que leur entreprise ne sombre. Gageons toutefois qu’un peu de lumière et de reconnaissance à leur juste valeur leur ferait du bien.

 

 

Cet article a été écrit en collaboration avec Frédéric Saix, Manager chez enioka ITTS