Pionnier de la blockchain en France, Carrefour multiplie les cas d’usage. Après la Supply Chain, l’enseigne fait basculer ses 438 filières Qualités sur une blockchain. Une expérience unique en France puisque Carrefour a internalisé cette compétence. Son Chief Technology Officer en tire une conclusion étonnante : « La blockchain, c’est facile ! »
C’est à l’été 2017 que Carrefour a lancé sa première expérimentation de la blockchain. L’objectif était alors de suivre les mouvements de ses 120 000 à 150 000 rolls, des chariots en métal qui permettent aux employés de distribuer les produits dans les magasins et dont beaucoup se perdent dans la nature chaque année. « Notre idée était de suivre tous ces rolls avec de l’IoT, de disposer de données relatives à la température, l’hygrométrie et aux chocs subis par ces rolls, et d’enregistrer l’ensemble de leurs parcours dans un registre » explique Daniel Pays, CTO de Carrefour lors des Rencontres du Cloud 2019, qui se sont déroulées le 4 juillet. 10 000 rolls ont ainsi été équipés de balises IoT Objenious, et une application mobile permet de valider le transfert de responsabilité du roll au moment de la livraison du magasin par le transporteur.
Plutôt qu’une simple base de données, Carrefour décide alors d’appuyer le back-office de son application de traçabilité sur une blockchain : « Nous avons commencé par travailler avec la blockchain publique Ethereum, et nous nous sommes rapidement rendu compte que, au-delà de la traçabilité logistique, nous pouvions faire bien d’autres choses avec une blockchain.
Nous avons alors investigué afin de trouver quels pourraient être les autres cas d’usage de la blockchain chez Carrefour. Nous en avons trouvé beaucoup ! »
Contrairement à bien d’autres projets blockchain en France, Carrefour n’a pas fait le choix de se tourner vers une startup afin de développer son premier projet. Daniel Pays a souhaité internaliser cette compétence et mener ses projets seul. Un choix qu’il ne regrette pas : « Nous avons trouvé cela très facile ! C’est un peu paradoxal de le dire et contradictoire par rapport à ce que beaucoup disent à propos de la blockchain, mais sur une blockchain d’entreprise, on peut maîtriser le code, aller vite, on n’a pas de problème avec le minage, ce n’est pas difficile du tout à mettre en œuvre ! Avec une toute petite équipe, cela a très bien fonctionné. »
« Ce n’est pas difficile du tout à mettre en œuvre ! Avec une toute petite équipe, cela a très bien fonctionné » Daniel Pays
Carrefour délaisse Ethereum pour ses nouveaux projets
Carrefour décide alors d’accélérer sa stratégie blockchain mais prend aussi la décision d’opter pour une autre solution que la blockchain publique Ethereum : « Nous avions des cas d’usage qui avaient besoin de monter en charge très rapidement, nous avions besoin de plus de performances qu’Ethereum ne pouvait délivrer. Nous avions aussi une frontière à passer en termes de langage car celui utilisé par Ethereum pour développer des smart contracts, Solidity, ne figure pas parmi ceux que nous utilisions en interne, ni du Go, ni Node.js ou Java. » Le CTO qui estimait HyperLedger pas encore suffisamment mature et stable reconsidère son choix et c’est désormais Hyperledger qui est choisi pour les prochain projets, une solution qui peut “scaler”, et qui peut être déployée dans le Cloud Carrefour, comme le veut désormais la stratégie “Cloud First” de l’enseigne. Ce choix de plateforme va permettre à Carrefour d’atteindre les performances attendues pour son second cas d’usage : la filière Qualité Poulet d’Auvergne.
Ce projet est lancé en mars 2018. Il s’agit de permettre au consommateur qui achète un poulet de cette filière Qualité Carrefour d’obtenir des informations complémentaires sur le producteur de son poulet simplement en scannant un QR Code sur l’emballage. L’idée de Carrefour est d’étendre ensuite l’initiative à toutes les filières Qualité Carrefour. Il en existe aujourd’hui 438, ce qui correspond à 21 000 producteurs. « Nos clients ont très vite compris à quoi servait cette blockchain qui apporte une notion de confiance, de partage, d’ouverture et de transparence, estime Daniel Pays. C’est tout un écosystème, une chaîne qui met cette information à disposition du public. C’est très simple pour le consommateur, qui n’a qu’à flasher le code pour avoir accès directement à l’information produit. Les premiers moteurs de cette blockchain furent les producteurs car elle met en avant leur savoir-faire, une mise en avant de leur cahier des charges. » Le CTO ne livre pas de chiffre quant à l’usage réel de cette blockchain par les clients de Carrefour mais il souligne que la consommation de cette information par les consommateurs est importante. « L’application influence les consommateurs et c’est une bonne mise en avant des produits et des acteurs de la chaîne », ajoute-t-il.
Si les détracteurs de la technologie blockchain objectent généralement qu’il est possible de faire la même chose avec une simple base de données distribuée, Daniel Pays explique : « On peut faire de la traçabilité sans blockchain et nous l’avons fait bien avant que la technologie blockchain n’apparaisse, mais nous faisons beaucoup plus que de la traçabilité : nous avons un écosystème complexe qui nous faut gérer, gérer ce registre. On accroche à cette blockchain des smart contracts, des chaincodes qui embarquent de plus en plus d’informations contractuelles comme la date de livraison, les quantités livrées, le respect du cahier des charges, autant d’informations qui simplifient à terme énormément de choses mais aussi entraînent des automatisations. La blockchain est liée au système d’information, fait partie du système d’information et va bien au-delà d’une base de données : il faut protéger les données des filières entres elles, gérer les séquences. » D’autre part, le CTO de Carrefour ne milite pas pour une blockchain en particulier (privée, de consortium ou publique). Le responsable estime qu’il ne faut pas chercher à unifier tous les projets autour d’une seule et même blockchain, mais bien privilégier la plus adaptée au cas d’usage. « La gestion des assets peut être portée par une blockchain privée, mais sur d’autres sujets liés aux assurances ou à la vente, nous pourrons passer sur des blockchains publiques. Sur des sujets de consortiums privés, dans l’écosystème de l’alimentaire par exemple, il n’y a pas de raison d’aller sur une blockchain publique. » L’expert souligne néanmoins la complexité d’avoir à gérer l’ensemble des acteurs de l’écosystème alimentaire, et notamment la gestion fine des accès aux données de chacun, ce qui peut pousser à se tourner vers un acteur tiers, IBM en l’occurrence, puisque Carrefour a rallié la plateforme blockchain IBM Food Trust en octobre 2018.
Carrefour signe avec IBM mais ne met pas tous ses œufs dans le même panier
Pour ces usages “Food”, Carrefour a choisi d’utiliser la solution blockchain HyperLedger Fabric dans un écosystème où l’on retrouve les autres acteurs de l’alimentaire, l’IBM Food Trust. Le choix d’entrer dans le consortium cadré par IBM ne signifie pas pour autant que tous les projets blockchain de Carrefour vont converger vers cette plateforme : « D’autres cas d’usage vont continuer sur d’autres blockchains, pour moi c’est par cas d’usage qu’il faut fonctionner. Nous avons bâti une plateforme générique pour un certain nombre de cas d’usage, mais d’autres iront vers d’autres plateformes. Pour gérer des échanges spécifiques entre pairs, il faut d’autres blockchains, c’est très clair. On ne doit pas se freiner : la technologie est assez facile d’accès donc il ne faut pas vouloir se limiter à une seule blockchain. »
« Pour aller vers la blockchain dans le Cloud, il faut maîtriser le substrat technologique du Cloud, savoir protéger sa donnée.
Il ne faut pas avoir peur des blockchains et en particulier des blockchains d’entreprise : ce n’est pas compliqué » Daniel Pays
Carrefour veut conserver son indépendance technologique vis-à-vis de la blockchain et face aux offres de Blockchain as a Service lancées par tous les fournisseurs de Cloud majeurs sur le marché, Daniel Pays considère que placer des nœuds blockchain chez différents fournisseurs Cloud est une approche intéressante car elle permet de renforcer la confiance. En outre, celui-ci estime que, dans le futur, les blockchains devront pouvoir échanger des données entre elles. « C’est un travail qui doit encore être fait mais qui est potentiellement terriblement intéressant. S’autoriser à posséder son propre nœud blockchain quand on est un grand industriel est une évidence mais ce nœud devra pouvoir dialoguer avec d’autres blockchains. »
Pour l’heure, après la filière poulet, Carrefour déploie sa technologie blockchain sur ses autres filières qualité. Tomate Cauralina, œufs fermiers de Loué, fromage Rocamadour AOC, lait frais Gillot, saumon de Norvège et encore poularde de Noël, en 2022 l’ensemble des 438 filières qualité auront rallié la blockchain Carrefour. Un défi pour l’équipe de Daniel Pays : « Le défi c’est le passage à l’échelle. Cela implique de créer une usine de développement de smart contracts. Il faut donc avoir une approche industrialisée du développement, aller vers DevOps, vers l’agilité. V’est le défi et c’est l’étape que nous passons aujourd’hui » conclut le CTO.
Auteur : Alain Clapaud