Voici une longue, mais intéressante tribune de Chip Downing, qui est responsable sénior du développement commercial pour l’aérospatiale et de la défense chez Wind River. Pionnier de la certification de sécurité des systèmes d’exploitation temps réel commerciaux, il participe depuis plus de 20 ans à l’industrie des systèmes embarqués
C’est suite à une série d’accidents mortels survenus dans les années 40 et 60 que la plupart des états ont promulgué des lois imposant à toutes les compagnies d’équiper les cockpits de leurs avions d’enregistreurs de données de vol.
Cinquante ans après leur invention, c’est peut-être une révolution similaire que s’apprêtent à connaître les boîtes noires. En effet les récents accidents d’avions qui ont ébranlé l’actualité, en particulier celui du vol MH 370 de la Malaysia Airlines dont les boîtes noires restent introuvables, conduisent inévitablement à une remise en question de la sûreté aérienne.
Alors que le développement des objets connectés connaît un rythme sans précédent, comment peuvent-ils contribuer à appréhender de façon plus moderne, plus rapide et plus précise les problèmes de sûreté aérienne ?
Voyage guidé au cœur du cockpit
Une large gamme d’instruments de communication est en service dans les avions de ligne actuels. Des transmissions vocales/radio, des enregistreurs de données de vol (FDR : Flight Data Recorder), des enregistreurs de conversation des postes de pilotage (CVR : Cockpit Voice Recorder), des transpondeurs de codage d’altitude, des systèmes de positionnement global par satellite (GPS), une surveillance dépendante automatique en mode diffusion (ADS-B), un système embarqué de transmission des journaux de maintenance (ACARS), des télécommunications par satellites (SATCOM) et désormais, même des systèmes de communications cellulaires 4G LTE sont disponibles.
Jusqu’à la dernière décennie, la plupart de ces systèmes ont été implantés à bord pour augmenter la sûreté et informer de la situation courante. Mais plus récemment, des systèmes large bande par satellites et 4G LTE ont été mis en place, principalement pour le divertissement des passagers, puis ont utilisé la bande passante supplémentaire pour accroître l’efficacité et la qualité du vol.
L’Internet des objets au service d’avions plus puissants et plus fiables
Les fabricants de réacteurs et les fournisseurs de sous-systèmes importants pilotent l’industrie du domaine de la surveillance temps réel, et beaucoup d’entre eux ont déjà déployé des systèmes à bord des avions commerciaux. Ces systèmes consolident les nouvelles données avec les anciennes afin de construire des tendances exploitables par les opérateurs. Ce système connecté qui intègre des informations issues de capteurs temps réel avec d’autres données est maintenant connu sous le nom d’Internet des objets (IdO).
Cette intelligence de l’IdO est capable de révéler des tendances des défaillances de systèmes avioniques spécifiques, d’ensembles de systèmes ou de flottes entières d’aéronefs, pouvant conduire à des actions immédiates ou à une préparation des pièces et des équipes d’entretien, réparation et révision (MRO), pour une plus grande disponibilité des aéronefs. Cette technique permet de diminuer les interruptions de fonctionnement, d’augmenter la durée de service et de minimiser potentiellement les principaux problèmes de performances et de maintenance. Tout le monde y gagne – les compagnies aériennes obtiennent de meilleures performances opérationnelles, avec une plus grande efficacité du carburant, et les constructeurs de systèmes aéronautiques obtiennent des indications précieuses leur permettant de créer des systèmes encore plus puissants et fiables pour une future mise en place.
Voici quelques exemples de renseignements provenant de la combinaison d’anciennes données de performances et de données temps réel, pour faire évoluer et améliorer le fonctionnement des avions de ligne :
– Une gestion du carburant optimisée pour diminuer la quantité consommée.
– Des trajectoires de vol optimisées grâce aux services de navigation basés sur les performances pour raccourcir les routes aériennes, et en retour, diminuer les quantités de carburant et les émissions ainsi qu’atténuer leur bruit.
– Une gestion optimisée du flux/de la séquence du trafic aéroportuaire, pour une meilleure synchronisation de la flotte, et une réduction des temps de maintien au sol.
– Des statistiques de vol aboutissant à l’optimisation des activités MRO.
Les limites des boîtes noires actuelles
Avec les systèmes IdO d’aujourd’hui et le large éventail de capacités de communication de l’état d’un aéronef (FDR, CVR, voix humaine/radio, transpondeurs, GPS, ACARS, ADS-B, SATCOM et 4G LTE), il est difficile de comprendre pourquoi nous ne connaissons pas les raisons de la perte d’un avion avant la récupération de sa boîte noire. Les pertes tragiques des vols 447 d’Air France (AF447) et 370 de la compagnie Malaysian Airlines (MH370) démontrent la nécessité d’une collecte et analyse plus efficaces des données temps réel de vol, au fur et à mesure de la dégradation des systèmes, et certainement bien avant la perte d’un avion.
Les boîtes noires ne sont précieuses qu’après un crash, seulement si l’appareil peut être retrouvé, et uniquement s’il est retrouvé dans un délai raisonnable. De nombreuses boîtes noires d’avions qui se sont écrasés sont situées dans des endroits où elles sont pratiquement impossibles à localiser et à récupérer. Les boîtes noires des accidents des vols 389 de la compagnie United (1965), 816 de la Pan Am (1973) et 980 d’Eastern Airlines (1985) n’ont jamais été retrouvées.
Les communications radio ne sont valables que si l’homme s’exprime avec une diction et un débit parfaits. Le GPS est l’idéal pour les données de localisation, mais il a encore besoin d’informations supplémentaires, au-delà de celles requises par l’ADS-B, pour agir réellement en tant que fournisseur de veille stratégique et de connaissance de la situation en temps réel. La SATCOM et la 4G LTE fournissent une large bande passante, mais de nombreuses compagnies aériennes ne possèdent pas encore ces capacités. Elles sont encore moins nombreuses à utiliser les capacités large bande pour relayer les informations des capteurs et de la plate-forme système dans un but d’analyse immédiate, afin d’optimiser la sûreté et les performances opérationnelles du vol.
Nous devons améliorer la transmission des informations des vols civils en utilisant le modèle de gestion IdO éprouvé de collecte/analyse des données temps réel provenant d’une large gamme de capteurs et grâce à cette intelligence, en produisant des statistiques prédictives, non seulement pour améliorer les performances du vol, mais aussi pour augmenter la sécurité et la sûreté du vol jusqu’au point où la perte d’un avion peut être empêchée. Dans le cas le plus extrême, nous serons au moins en mesure de comprendre les raisons de la perte d’un avion et de commencer immédiatement à corriger les problèmes dans la flotte aérienne, bien avant de retrouver la boîte noire de l’accident. La récupération des boîtes noires ne reflète tout simplement pas les vastes moyens d’information dont nous disposons dans les systèmes aériens actuels. Le stockage de l’ensemble des informations vitales à bord d’un avion n’est tout bonnement pas intelligent. Nous devons augmenter le stockage hors site des données de vol critiques embarquées (sur site), où elles peuvent être récupérées en quelques secondes.
Pour un accès en temps à toutes les données de l’avion
Il ne s’agit pas d’une nouvelle technologie : la technologie sous-jacente d’un système de transfert hautement réactif et intelligent existe de nos jours. Nous sommes tout bêtement lents à l’adopter. Dans le passé, il s’est toujours avéré financièrement prudent pour les compagnies aériennes de freiner l’introduction de nouveaux équipements de sûreté. Il s’agit de coûts supplémentaires qui génèrent peu de valeur dans le fonctionnement quotidien et qui n’ont d’intérêt qu’en cas, rare, de perte d’un avion. Les systèmes IdO sont différents : les bénéfices liés à l’investissement sont réalisés dès le premier vol, et, avec la croissance de la veille stratégique, ils augmentent à chaque vol.
Actuellement, nous avons un accès immédiat aux données temps réel provenant de nombreux capteurs d’avion qui peuvent être instantanément disponibles à l’échelle mondiale. Ces systèmes de mesure sont déjà intégrés dans la plupart des plates-formes avioniques modernes, depuis les ponts d’envol jusqu’aux ordinateurs principaux courants, en passant par les réacteurs. Les systèmes ACARS sont conçus pour limiter les transmissions de données de vol, afin d’économiser une bande passante limitée dans le passé, mais les réseaux large bande récents sont désormais facilement disponibles. Cette nouvelle capacité de large bande aérienne nous permet de concevoir des systèmes basés sur une connaissance de la situation en profondeur. Au minimum, nous devons diffuser les données ACARS et les données de boîte noire aux systèmes hors site à l’aide de cette nouvelle capacité large bande.
Cet accroissement des capacités large bande n’a pas été réalisé à la demande des gouvernements ni pour des impératifs de sûreté, ni encore pour un meilleur contrôle des opérations. Il a été obtenu (et subventionné) sous l’impulsion des passagers qui souhaitaient des niveaux plus élevés de connectivité en vol. Ces passagers supporteraient volontiers une dégradation de la bande passante en cas de nécessité pour les systèmes embarqués d’envoyer une plus grande quantité de données lors d’une défaillance des systèmes de vol, lorsqu’il est nécessaire de réquisitionner des capacités de communication supplémentaires. La plupart des systèmes IdO aériens existants ont été initialement introduits dans les aéronefs pour gérer le carburant et optimiser la trajectoire de vol. Avec ce nouveau paradigme de vol étendu, les capteurs IdO et les analyses peuvent également permettre d’augmenter la sûreté et la sécurité du vol.
Utiliser les données IdO pour accroître la sécurité des aéronefs constitue une veille stratégique qui ne peut carrément pas être réalisée par les pilotes, les équipes au sol ni par des systèmes de détection autonomes. Les systèmes avec intervention humaine sont tout simplement trop lents à comprendre et à réagir aux mesures des capteurs qui révèlent la dégradation des systèmes. La fusion des capteurs temps réel autonomes constitue l’épine dorsale de cette révolution de l’IdO, et l’analyse immédiate, résultant en voies d’action, fourniront des niveaux plus élevés de qualité, de sûreté, d’état de fonctionnement et d’excellence opérationnelle à chaque vol. Ce réseau mondial connecté intelligent de systèmes IdO aériens permettra d’enrichir l’ensemble de l’industrie aérospatiale. Il pourra sauver des vies en anticipant la perte d’un avion dans lequel l’intelligence acquise est capable de corriger les défaillances en vol.
Conclusion
Les boîtes noires sont-elles obsolètes ? Non, mais l’évolution actuelle du domaine de l’IdO constitue une réelle opportunité d’améliorer la sûreté et la sécurité aériennes sans investissement important ni ajout de capacités de taille, poids, puissance (SWaP) aux compagnies aériennes d’aujourd’hui. L’analyse des données IdO temps réel en vol nous permet d’optimiser un large éventail d’attributs commerciaux positifs à l’aide de la technologie, de l’infrastructure et des actifs existants. Nous pouvons dépasser l’environnement singulier, statique de la boîte noire dans une nouvelle ère de connaissances connectées, en nous appuyant sur des systèmes au sol afin d’améliorer la connaissance de la situation pour les pilotes et l’équipage. Nous pouvons augmenter la sécurité, les capacités de survie et les performances opérationnelles sans nouveaux investissements importants, en changeant uniquement la façon dont nous observons, gérons et analysons nos environnements aéroportés.