INTERVIEW – Les difficultés économiques, tarifaires et logistiques, inédites à tous les niveaux, auxquelles sont confrontés les distributeurs IT les poussent à réagir de manière très rapide et agile afin d’éviter la casse. Et combien de temps peuvent-il encore tenir sans répercuter les hausses de prix qu’ils subissent ? Fine connaisseuse de ces questions, Sophie Deleval, la présidente du grossiste Ingram Micro en France, nous explique pourquoi tous réinventent actuellement leurs modèles de vente classiques, afin de gérer la pression financière résultant des surstocks ou des pénuries par exemple.
Olivier Bellin, magazine Solutions Channel : « Rupture de stock » a été le terme le plus utilisé dès 2020 par tous les acteurs de la distribution de produits IT, est-ce encore le cas en cette fin 2022 ? Quel impact cette situation a-t-elle sur Ingram Micro et ses clients ?
Sophie Deleval, la présidente du grossiste Ingram Micro en France, une experte reconnue du secteur IT et des modèles de distribution : La situation reste très contrastée, mais les distributeurs et leurs clients manquent toujours de visibilité sur un grand nombre de produits IT. Les livraisons continuent à arriver par vagues successives et il est donc difficile de bien cadencer la gestion des commandes, ce qui peut créer parfois des saturations. Cette situation est quelque peu déstabilisante pour notre industrie IT, car elle ne correspond à aucun modèle vécu par le passé, et aucun modèle prédictif ne s’y applique. Fort heureusement, nos organisations remettent régulièrement en cause leurs modèles de fonctionnement et il existe plus de dialogue que jamais entre nous et nos fournisseurs et clients.
En quoi cette situation est-elle inédite pour l’industrie IT et ses distributeurs ?
La situation est totalement inédite à tous les niveaux, tant dans la lisibilité des attentes des consommateurs confrontés au ralentissement économique, que les disponibilités aléatoires des produits IT ou la complexification sans précédent de la logistique qui en découle. A cela s’ajoute les attentes de salarié(e)s qui sont davantage en « quête de sens » et qui attendent parfois une révolution profonde des méthodes de travail. Toute l’industrie IT en apprend bien davantage aujourd’hui sur ses modèles et se questionne davantage sur leur nécessaire évolution que par le passé. Et même si la période est très consommatrice d’énergie et qu’il est difficile d’anticiper, elle recèle de nombreuses opportunités pour les acteurs les plus agiles.
Quand entrevoyez-vous la fin de ces ruptures de stock généralisées sur les produits IT ?
Bien malin celui ou celle qui pourra en prévoir la fin, car des questions géopolitiques et sanitaires de grande ampleur se superposent aux problèmes de pénurie et de logistique que connaît l’industrie IT. La situation ne reviendra probablement pas à un semblant de « normalité » avant le second trimestre 2023. Le pic de consommation lié à l’équipement des salarié(e)s en ordinateurs portables et autres équipements de bureau est passé et devrait permettre aux usines de reprendre un rythme de production normal. Entre-temps, beaucoup d’acteurs auront tiré, je l’espère, les enseignements de ces moment difficiles.
Quels sont les produits qui restent les plus impactés par ces ruptures de stock en cette fin 2022 ?
la situation demeure préoccupante sur les produits d’infrastructure et réseaux, ainsi que sur les imprimantes ou les cartes graphiques par exemple.
Pourquoi certains grossistes et revendeurs IT s’inquiètent-ils autant désormais des risques élevés de surstock sur certains produits IT ? Est-ce le cas d’Ingram Micro ?
La saturation du marché liée à la fois à la difficulté de cadencer les livraisons et au ralentissement de la demande, en PC notamment, a généré une hausse significative du niveau d’inventaire. Si le 3e trimestre 2022 est particulièrement difficile pour tous les acteurs de la distribution IT, je n’ai pas d’inquiétudes sur la durée car la demande est encore là. Toutefois, nous devons prendre des mesures collectivement car nous évoluons tous dans un métier où les produits IT « vieillissent » vite. Les constructeurs le savent bien. D’ailleurs, ils ont lancé dès la rentrée des promotions afin d’alléger nos stocks sur certains produits et inciter à la prise de commandes chez les clients. J’ajoute que beaucoup de marques nous accompagnent bien dans ce processus car elles ont compris qu’il est important de sortir actuellement des modèles de vente classiques et des sentiers battus.
Pourquoi est-il important actuellement pour les fournisseurs et leurs distributeurs IT de « sortir des modèles de vente classiques et des sentiers battus » ?
Les difficultés inédites auxquelles nous sommes confrontés nous poussent à faire à régir de manière extrêmement rapide et agile. Nous devons réinventer nos modèles de vente classiques pour gérer la pression financière résultant de surstocks ou de pénuries par exemple. L’histoire récente nous apprend qu’il est plus important que jamais d’avoir un bon mix, tant en termes de clients BtoB et BtoC, que de produits afin de bénéficier d’un équilibre financier durable.
Ces pénuries et problèmes logistiques à répétition depuis deux ans inquiètent-ils beaucoup les revendeurs IT ?
Après avoir connu pendant deux ans une croissance extraordinaire de leurs ventes, de PC notamment, beaucoup de revendeurs s’inquiètent désormais de l’allongement des futurs renouvellements de parcs en entreprise. Le phénomène est même plus inquiétant dans le BtoC car, avec l’inflation et l’envolée des prix de l’énergie, changer de PC n’est plus la priorité des consommateurs. D’autant que nombre d’entre eux se sont rééquipés récemment pour le télétravail. Cette situation pèse aussi sur la trésorerie des entreprises. Elles doivent garder des produits en stock, parce qu’elles ne peuvent pas livrer un projet en totalité, car il leur manque des produits pour créer des solutions complètes. Fort heureusement, Ingram Micro dispose d’une structure financière solide qui lui permet d’aider ses partenaires à traverser cette période difficile.
Les distributeurs et revendeurs vont-ils être obligés de répercuter sur leurs clients la totalité de cette tendance haussière sur les prix des produits IT ?
Oui, car le prix des processeurs va continuer à augmenter par exemple, de même que d’autres produits IT en tension. La question est également de savoir combien de temps peut-on tenir sans répercuter les hausses de prix que nous subissons sur les transports, l’énergie, les emballages, etc, mais aussi en raison de la parité du dollar / euro, et d’autres monnaies. La pression est d’autant plus forte que nous sommes contraints de faire preuve d’agressivité commerciale pour écouler certains stocks tout en respectant les engagements pris vis-à-vis de nos partenaires. Toutes ces variations de prix à répétition génèrent par ailleurs un travail administratif énorme pour les distributeurs et revendeurs qui travaillent avec des milliers de références, ce qui pèse sur les coûts d’exploitation.
Les grossistes IT sont-ils capables d’affronter la concurrence des places de marché des grands opérateurs Cloud, tels qu’AWS, Google et Amazon, pour la commercialisation des logiciels ?
Cela fait plus de 20 ans que des « experts » annoncent la disparition des grossistes IT, même dès l’arrivée d’Internet en fait (rires). Ingram Micro s’adapte depuis toujours aux besoins du marché car nous sommes avant tout des intermédiaires aux services de nos clients. Ces grands opérateurs Cloud sont des concurrents sérieux mais le passage du SI à 100 % dans le cloud est encore loin d’être une réalité chez les clients. Et en l’occurrence, nous sommes les seuls capables d’adresser et d’agréger la totalité des besoins IT hybrides des clients. Et contrairement, là encore, à ce que croient certaines de ces places de marché, nous ne sommes pas encore à l’heure où le décisionnel et l’intelligence artificielle piloteront seules l’ensemble des ventes. Les Hommes continuent à faire la différence, ce qui est rassurant quelque part.