Danièle Linhart, sociologue et directrice de recherche au CNRS sur les sujets d’évolution du travail et de l’emploi, met en exergue les problèmes relatifs à l’organisation du travail actuelle et l’influence des nouvelles technologies et du télétravail. Elle donne des solutions pour améliorer la situation.
Solutions Numériques: Quelles sont les grandes tendances à l’œuvre dans l’organisation du travail en entreprise ?
Trois tendances sont à l’œuvre. D’abord, les entreprises s’appuient sur les méthodologies des grands cabinets de conseil, qui s’imposent de façon abstraite aux salariés sur le terrain. L’organisation du travail repose sur les décisions de la direction, les process et les procédures. Cela dépossède le salarié d’une certaine influence sur la définition de sa mission, des moyens à mettre en œuvre pour la remplir et la qualité du travail accompli.
De plus, il y a un surinvestissement managérial sur le savoir-être, au détriment de la dimension professionnelle. Les dimensions subjective et émotionnelle sont de plus en plus importantes. Il faut être réactif, résilient, sortir de sa zone de confort. L’entreprise ne trouve plus le bon professionnel, mais la bonne personne ; les ressources humaines gèrent des talents. Le glissement sémantique est important.
Le travailleur se sent seul face à ses objectifs individualisés et l’évaluation de ses performances personnelles. Il se sent en concurrence vis-à-vis de ses collègues. Tout ceci fragilise l’individu. Il peut y avoir un sentiment d’impuissance. Ceci contribue à expliquer l’accroissement des risques psychosociaux, les suicides et la consommation de substances psychoactives. L’effondrement du collectif limite la capacité de mise à distance des problèmes, l’entraide face aux difficultés.
D’ailleurs, les jeunes ont entendu leurs parents parler de leur entreprise. Ils n’ont pas forcément envie d’y rentrer. Quand ils le font, ils cherchent une véritable insertion qui satisfassent leurs envies d’engagement professionnel, d’enrichissement professionnel, ainsi que leur curiosité et leur désir de s’améliorer. Ils sont souvent déçus et changent plus rapidement d’entreprise ou se mettent à leur compte.
Enfin, il y a une culture du changement permanent, qui devient une vertu en soi. Il met en obsolescence les compétences et le savoir, ce qui facilite l’imposition des méthodes de travail et des procédures citées plus haut. Les travailleurs sont en permanence dans un état de relative incertitude et insécurité. Les process et procédures deviennent alors une bouée de sauvetage dans un monde qui change, où l’on est sûr de rien.
Quelle influence ont les nouvelles technologies sur l’organisation du travail ?
Les nouvelles technologies, en facilitant la mise en œuvre de process et de reporting, accroissent les contraintes et le contrôle. Il y a de plus en plus de reporting à faire, même si c’est plus facile et rapide à réaliser.
Les outils de feedback sont bien souvent du saupoudrage face à la mainmise de la direction sur les décisions concernant le travail des salariés.
L’intelligence artificielle permet d’accroître le contrôle. Si elle est utilisée comme un outil et pas comme une fin en soi, elle peut apporter des améliorations dans certaines conditions.
Quels impacts a le télétravail ?
Le télétravail est ambivalent. Il permet de mettre à distance le monde du travail, la pression hiérarchique et celle de collègues – en concurrence dans un monde du travail atomisé – pas forcément bienveillants. Mais il augmente le sentiment de déréalisation. Le travailleur a besoin de la substance et de la force du monde réel du travail. Il y a un relatif consensus pour le travail hybride.
Quelles sont les solutions pour améliorer la situation ?
Des conditions de travail doivent être mises en place pour retrouver du collectif, sans salaire et primes individuels, sans mise en concurrence des uns et des autres, pour ne pas affronter seul la dureté du travail, pour être moins anxieux. Le salarié doit pouvoir travailler sereinement.
Il faut tenir compte de l’expertise professionnelle de chacun dans la définition des missions et l’organisation du travail. Chacun doit pouvoir mettre en commun son expérience et ses propositions d’amélioration. Et le collectif définit le travail bien fait.
Le salarié doit manifester une distance critique pour sortir du modèle et influencer son propre travail. Il doit reprendre la main sur le contenu de son travail, en disposant d’une certaine marge de manœuvre.
C’est d’autant plus important que les Français sont engagés dans leur travail. Ils y mettent leur honneur et souhaitent être valorisés professionnellement quand les Britanniques ont une relation contractuelle au travail. Les Français demandent la reconnaissance quand ils savent qu’ils ont fait du bon boulot.